Challenge n°20 – Texte n°4

Metatron

DES DALLES

D’un bond rendu maladroit par la fatigue, le lieutenant Sabriya franchit le vide qui séparait les deux dalles. Elle se retourna pour faire face à son coéquipier, le navigateur Léocade, resté de l’autre côté. Elle tenta de lui adresser un sourire moqueur, mais le cœur n’y était pas.
Les dalles s’éloignaient déjà les unes des autres, aussi Léocade la rejoignit sans attendre.
Ils se trouvaient à présent sur un vaste plateau.

« On fait une pause » décréta Léocade en s’affalant sur le sol de pierre.

Depuis combien de temps se trouvaient-ils dans cette dimension ? Des jours ? Des mois ?
Comment savoir ? La douce lumière qui baignait ce monde n’avait pas changé depuis leur arrivée.
Au firmament d’un noir d’encre, on ne trouvait aucun astre. Mais dans toutes les directions dérivaient paresseusement ces blocs monolithiques aux arrêtes parfaitement rectilignes. En haut, en bas, et jusqu’à l’infini… Il n’y en avait de toutes les tailles, de toutes les couleurs.
On pouvait considérer ce premier voyage dans une dimension parallèle comme une franche réussite.
Cependant, les deux aventuriers se maudissaient encore de s’être éloignés du portail retour.
Euphoriques, ils étaient passés d’une dalle à l’autre, admirant cet improbable paysage… Avant de s’apercevoir que les blocs avaient dérivé et que le portail était à présent inaccessible.
Ils s’étaient retrouvés bloqués dans cette dimension étrange, dont le silence n’était troublé que par le fracas épisodique des dalles qui s’entrechoquaient.
Léocade réajusta sa combinaison élimée et se releva :

« En route ! Ce serait dommage de manquer le coche.

_Ce qui suppose que vos calculs sont justes, fit Sabriya avec une moue dubitative.

_Je vous demande un minimum de confiance. J’ai calculé la trajectoire des blocs : durant quelques instants, ils formeront une passerelle qui nous permettra de rentrer chez nous »

En haussant les épaules, Sabriya se remit en marche.

+++

Léocade fixait le petit bloc sur lequel brillait le portail. Leur ticket retour était là, à une cinquantaine de mètres devant eux.
Les autres dalles s’approchaient. Elles venaient de partout, répondant à l’appel des équations griffonnées à la va-vite sur le carnet de note.
Elles prenaient leur place dans ce formidable ballet parfois émaillé du raclement de la pierre contre la pierre. Comme par magie, le dernier bloc vint glisser doucement aux pieds des deux explorateurs.
« Après vous, mon lieutenant » fit galamment Léocade en s’effaçant. Sabriya se rua dans l’escalier qui s’était ainsi formé. Elle courait à perdre haleine, survolant les interstices entre les dalles. Bientôt la terre, le vent, le soleil…

« NON ! »

Sabriya hurla en pilant à la dernière marche.
Le bloc sur lequel ondoyait le portail la narguait, deux mètres au-dessus d’elle.
Arrivé à son niveau, Léocade regarda une dernière fois son carnet :

« Ce n’est pas possible !
Il y eut un silence.

_Les blocs s’écartent déjà, constata Léocade. Tentons-nous de revenir en arrière ? »

_Aidez-moi plutôt à me hisser là-haut. En faisant une corde avec le reste de nos combinaisons, je pourrai vous tirer jusqu’à moi.

_J’aurai plus de facilité à vous faire monter. Laissez-moi y aller. Pendant ce temps, attachez nos vestes et chemises »

Sabriya hésita :

« Vous ne m’abandonnerez pas ?

_Je vous promets que vous franchirez le portail avant moi.

_Alors ne perdons pas de temps »

Sans attendre, elle entreprit de nouer les vêtements les uns aux autres.
Léocade recula pour prendre de l’élan.
Il prit une profonde inspiration et commença sa course avant de s’élancer dans le vide.
Ses mains rencontrèrent le rebord de la dalle et s’y agrippèrent.

« Nos blocs s’écartent ! » cria Sabriya derrière lui.

Léocade tira sur ses bras, jusqu’à ce qu’il puisse voir le portail qui luisait doucement.
Il fallait à présent qu’il pose ses coudes sur le rebord.
Puisant dans ses dernières forces, le navigateur contracta tous les muscles de son corps et poussa d’un coup vers le ciel.
Il faillit pleurer de soulagement lorsqu’il se sentit basculer sur la dalle. Sans relâcher son effort, il se tortilla jusqu’à ce qu’il soit complètement en sécurité.
Restait une dernière épreuve avant le retour sur Terre.

« Lieutenant, je vais vous sortir de là ! »
Sabriya, rayonnante, lui lança la corde.
Léocade saisit la manche de veste qui en constituait l’extrémité. Ses mains, harassées par l’effort fourni, ne purent se refermer sur le tissu.
En contrebas, Sabriya blêmit.

« Tout va bien ?

_J’ai manqué la corde. Lancez-la moi à nouveau »

A la tentative suivante, il parvint à s’en saisir.
Il comprit immédiatement qu’il ne pourrait jamais tirer Sabriya jusqu’à lui. Ses bras n’en pouvaient plus et il parvenait à peine à tenir la corde entre ses doigts ankylosés.

« Je vous ordonne de me faire monter ! » hurla Sabriya.

Léocade fit une dernière tentative : la corde lui glissa entre les doigts.

« Je suis désolé, fit-il d’une voix blanche.

_Ne me laissez pas » implora Sabriya.

Léocade était déjà en train d’activer le portail.

« Vous aviez promis » rugit sa partenaire. Mais son bloc était à présent trop loin pour tenter quoique ce soit : elle était condamnée.

Sans se retourner, Léocade plongea dans le champ magnétique.

+++

Dérouté par le transfert, Léocade tituba en se protégeant de l’éblouissante lumière qui semblait venir du ciel.

« Je suis de retour ! » cria-t-il.

Les yeux fermés, il fit quelques pas maladroits, cherchant à trouver un mur sur lequel s’appuyer.
Ses mains ne rencontrèrent que le vide, alors qu’une brise légère lui caressait le visage.
Il fut saisi d’une sourde angoisse.
Où se trouvaient les laboratoires de plastiques et de béton ?

« Je suis revenu » appela-t-il une nouvelle fois.

Il entrouvrit les yeux pour découvrir une vaste prairie.
Etait-ce un dysfonctionnement du portail ? S’agissait-il d’une nouvelle dimension parallèle ?
Léocade soupira. Son périple n’était pas terminé : il avait un nouvel univers à découvrir.
L’herbe grasse s’offrait à lui, il s’y étala de tout son long.

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