Challenge d’écriture n°24 – Texte n°5

Atorgael

La rue entière puait la mort et la chair calcinée, je tombai au sol et vidai le contenu de mon estomac. Là, les genoux et les mains baignant dans mon vomi, je tentai de reprendre mes esprits. Comment une telle chose était possible ? L’être fait de lumière ne m’avait pas précisé toutes les conséquences de mon choix. Volonté délibérée ou oubli de sa part ? Quoi qu’il en soit, je regrettai amèrement d’avoir suivi le chemin qu’il m’avait proposé. Je ne peux qu’imaginer les tourments qui m’auraient été infligé si je n’avais pas fait ce choix et je les imagine bien doux par rapport à ma situation actuelle.

Un gémissement, à peine un murmure, m’arrache à mon auto apitoiement. Se pouvait-il qu’il y ait des survivants à ce carnage ? Plein d’un espoir aussi vain qu’illusoire, je me redresse et me dirige vers l’endroit d’où le son semble me parvenir. Pour cela je dois traverser la rue entière et croiser les regards mornes, vides et accusateurs des cadavres qui gisent tout le long de mon parcours. Je crois en reconnaître certains, d’anciens camarades ou subordonnés croisés en des temps qui me paraissent si loin que je ne peux les dater avec exactitude. La plupart des visages portent les stigmates de violents combats et d’une mort aussi lente que douloureuse. Je tente de tous les identifier mais cela se révèle être une tache impossible. L’urgence de devoir répondre à la plainte lointaine m’éloigne de ces corps, les visages suivants que je croise semblent alors me suivre du regard en portant un jugement de reproche accusateur. Quelle faute ai-je bien pu commettre pour mériter une telle haine ?

Les gémissements et la rue me mènent jusqu’aux abords d’une grande place ornée d’une fontaine centrale vide et sèche. La soif douloureuse me vient rien qu’à imaginer une eau fraîche et désaltérante qui coulerait de cet oasis inespéré. Là aussi les cadavres, encore plus nombreux, commencent à se putréfier. Etrangement, les corps forment un cercle autour de la fontaine, ils sont comme fauchés par une énorme explosion qui aurait été centrée sur celle-ci. La fontaine pourtant était intacte. Je localise enfin la source de la plainte, elle provient d’un corps à proximité de la fontaine, je m’y précipite en n’hésitant pas à marcher sur d’autres corps qui expriment leur désapprobation par une série de bruits écœurants.

Je me penche sur le corps de l’homme. Son visage avait été à moitié arraché mais je le reconnais, l’horreur me fait perdre tout contrôle et je vide ma vessie sous moi. Il ne prononce que quelques mots avant d’expirer sous mes yeux.

« Tout ça pour quoi ? Pour ça ? »

Je me recule de ce corps refusant toutes les conséquences de ce que je viens de voir et d’entendre, c’est impossible à accepter et pourtant je sais que c’est réel, que je viens de le vivre. L’inacceptable brouille ma vue, des larmes amères coulent de mes yeux. Mon dos heurte la fontaine et l’eau se met à jaillir. Je me retourne et plonge mes mains et mon visage dans le liquide qui coule à gros bouillon. Et, alors que tout ce que je viens de vivre ces dernières minutes m’a déjà ébranlé au plus profond de mon être, je m’aperçois que le liquide qui jaillit de la fontaine est en réalité un sang rouge, le sang de tous les corps de la rue et de la place.

Mes cordes vocales semblent ne plus vouloir m’obéir car aucun son ne veut franchir mes lèvres. Alors que je veux m’enfuir de cet endroit maudit, une voix me fige.

« Où comptes-tu aller ainsi ? Tu ne verras rien d’autre que la même chose où que tu ailles, tu le sais bien. »

Je me retourne et je le vois : l’être fait de lumière. Il se tient majestueux, impassible de l’autre côté de la fontaine. D’un pas lent et hypnotique, il la contourne pour venir me rejoindre. Il s’arrête à trois pas de moi et son regard fond sur ma pathétique personne. Son corps semble absorber toute la luminosité autour de lui, un halo de noirceur nimbe son corps d’un camouflage étrange et effrayant. En son centre l’être semble se gorger de la moindre parcelle de clarté. Seuls son visage et les contours de son corps sont discernables.

« Où veux-tu aller, tu sais bien qu’il n’y a pas d’échappatoire, pas d’autre futur pour toi avant que tu n’aies compris tout le poids de tes actes, tel fut ton choix, telles sont les lois de l’Enfer. »

Je pleure. Incapable de me retenir ni de me contrôler.

« Maintenant vas, remonte cette rue et oublie. Il ne te reste qu’une éternité de tourments à subir avant d’obtenir le pardon de tes victimes. »

Incapable de résister, je reprends le chemin inverse. Je repasse devant le corps au visage arraché, le corps d’un général responsable de tous ces massacres, mon corps, tel que je l’ai laissé sur le champ de ma dernière bataille.

Bientôt il recommencera à m’appeler, aussitôt que j’aurai atteint l’extrémité de la rue, aussitôt que j’aurai oublié pour tout recommencer. Son sourire goguenard et son regard moqueur m’arrachent enfin un hurlement de terreur primale.

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