Challenge d’écriture n°24 – Texte n°3

Metatron

La rue entière puait la mort et la chair calcinée, je tombai au sol et rampai à couvert afin d’échapper aux tirs nourris que les Mexicains faisaient pleuvoir sur nos troupes.
Une nouvelle fois, les tirs de mortiers éventrèrent la chaussée. Les derniers survivants de l’escouade alpha furent pulvérisés dans un nuage de poussière charriant l’odeur nauséabonde des chairs à vif.

Crachant et toussant, je tirai une rafale une jugée en direction du nid de mitrailleuse à l’angle de la rue. Protégé par le nuage, je me précipitai à l’abri des ruines pour rejoindre les restes de mon unité.

« On va se faire ces Mex à la grenade, rugit le sergent Log ! Allez les gars, tous derrière moi ! »

Faisant montre une nouvelle fois de cet incroyable courage qui nous avait galvanisé ces trois dernières années, le sergent Log se jeta à l’assaut.
Pour la dernière fois.

Les armes automatiques des Mexicains le fauchèrent en pleine course. L’icône de toutes ces batailles avait fini par succomber. Les bras ballants, je restai tétanisé à contempler le cadavre de mon chef.
L’un de mes camarades me sauva la mise en m’attrapant par le col. Sonné, je titubai jusqu’au couvert. Qu’allions-nous faire, ainsi livré à nous-même dans l’enfer de Mexico ?

« A toutes les unités, à toutes les unités… »

La voix de l’opérateur de commandement grésillait dans nos oreillettes.

« Annonce à toutes les armées : code blanc. Je répète : code blanc… Des regards incrédules furent échangés. Etait-ce une plaisanterie ? De l’autre côté de la rue, les tirs avaient cessé.

« Rien à foutre, jura le deuxième classe Boho ! Ils ont eu le sergent Log : ils vont payer » Passant la tête au bord du mur, il lâcha une salve d’autocanon.

« Ecoutez-moi, rugit la voix du commandant de section dans nos oreilles ! Code blanc annoncé. Vous comprenez ce que ça veut dire ? Halte au feu. Les Mex ont signé »

C’est alors que l’un d’entre nous prononça le mot fatidique : « L’armistice ! »

*

Il me semblait n’avoir jamais connu que des populations moroses, regroupées dans des abris souterrains. On les y avait entassés quand les Mex avaient commencé à larguer des androïdes-suicides qui courraient se faire exploser dans les queues des magasins de ravitaillement.
Je découvrais soudain un peuple en liesse. On sortait des caves des bouteilles de vin que personne ne pensait revoir un jour. Cela ne dura que quelques jours, le temps de fêter la victoire. Nous avions repoussé l’Hégémonie Latinos de l’autre côté de l’Atlantique, l’obligeant à renoncer à toutes ses possessions en Europe.
Nous étions vainqueurs, mais tout était à reconstruire.
Démobilisé, je me retrouvais désoeuvré dans un minuscule appartement lézardé de la banlieue parisienne.
Trois ans durant, je n’avais été qu’un bleusaille anonyme dans la masse des unités, compagnies, sections… On me donnait des ordres, je les appliquais. J’étais un manœuvre avec un fusil d’assaut en guise d’outil.
Mon individualité creva la surface de mon quotidien comme une bulle d’un gaz fétide.
Je n’étais plus le deuxième classe Totor, mais Monsieur Victor Longapé.
Des souvenirs vinrent me hanter : ma famille, disparue lors de l’offensive des Mex sur les côtes bretonnes ; Cette fille, Marie-Anne : une jolie brune à qui j’avais promis le mariage dès mon retour et dont j’avais perdu la trace ; mes études de juriste, ces heures passées dans les amphis : comme une autre vie… Je me retrouvai parmi la foule des sans repères, à qui les combats avaient tout pris.
Sauf que dans mon cas, la guerre m’avait tout donné : appelé sous les drapeaux à contrecoeur, j’y avais découvert les privations, la discipline absurde, le danger et la mort. Mais aussi une cause pour laquelle se battre. Les Mex avaient écrasé toutes les Amériques sous leurs rangers boueuses. L’Europe ne devait pas tomber à son tour.
Tout cela semblait si loin…

En ces nouveaux temps de paix, chaque détail me rappelait une campagne.
La pluie me ramenait aux sombres jours de la débâcle de Bordeaux, la ville noyée sous les vagues géantes produites par les générateurs de marée installés par les Mex dans l’estuaire de la Gironde.
Le soleil qui perce les nuages était le symbole de la victoire de Bruxelles, le tournant de la guerre, quand toutes les armées d’Europe étaient parvenues à briser le siège de la capitale de l’Union.
Je pleurai. Souvent.
Nous avions vaincu.

Et maintenant ? Il me semblait avoir atteint le bout du tunnel. Dans l’univers que je découvrais, il n’y avait rien pour moi. La bourse avait rouvert. Une nouvelle caste de spéculateurs s’enrichissait à coups de transactions toujours plus spectaculaires.
Quel était ce monde ? Etait-ce pour ça que tant de mes frères d’arme étaient tombés ?
Je songeai au sergent Log : l’un des derniers mort de la guerre. J’enviai son sort.
Le révolver que je gardais caché dans un tiroir me faisait les yeux doux.
Au bout de quelques semaines, je ne le quittai plus. Hagard, je déambulai dans les rues fraîchement pavées.
A chaque croisement, il me semblait sentir la présence des escouades néo-Mayas. Combien de mes camarades avaient été criblés de balles-fléchettes par ces guerriers nus au corps recouverts de caméléonine ? Quasi invisibles, ils avaient été notre pire cauchemar lorsque nous avions débarqué dans le Yucatan.
A présent, je les voyais partout. A la nuit tombée, chaque ombre me faisait hurler.
Un soir de mai, une bande de gamin à vélo jaillit d’une ruelle. Leurs fusils de bois et leurs joyeux cris guerriers faillirent me faire disjoncter. Il s’en fallut d’un cheveu que je les allume à coup de calibre 45.

Le pistolet finit au fond de la Seine et je passai plusieurs jours sans dormir, tremblant sur le canapé défoncé qui me servait de lit. J’avais touché le fond…

*

L’histoire de l’humanité est sinueuse. Rien n’est jamais acquis, rien n’est jamais perdu.
Ces mots que nous nous répétions à la veillée d’arme me paraissaient à présent empli d’une sagesse ancestrale.
C’était la fin de l’été. Paris était baigné de lumière, les filles allaient court vêtue sous le regard goguenard des hommes attablés à la terrasse des cafés.
Fraîchement rasé, je marchais d’un pas décidé vers l’Hôtel des Invalides.
Je remontai la file des candidats, reconnaissant quelques visages parmi la foule avec qui j’échangeai un clin d’œil discret. Je patientai une bonne heure, piétinant d’impatience, avant que mon tour ne vienne.
Au guichet, on me tendit un formulaire.

« Sais-tu ce que tu t’apprêtes à faire, me demanda le préposé d’une voix rude ?

– Oui, répondis-je.

– Les colons chinois d’Afrique ont envahi l’Egypte, déclama-t-il comme s’il ne m’avait pas entendu. La ligue Arabe leur a déclaré la guerre. L’Europe honore son alliance et vient à l’aide de nos alliés du Caire…

– L’Union n’a surtout pas envie de voir une nouvelle puissance accéder à la Méditerranée, fis-je en souriant.

– Peu importe. Es-tu prêt à t’engager corps et âme et à servir…

– Sans aucune hésitation » coupai-je.

D’une main qui ne tremblait pas, je signai le formulaire.

« Bienvenu parmi nous, deuxième classe Totor » fit le sergent instructeur en m’indiquant l’entrée des volontaires.

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