Challenge d’écriture n°24 – Texte n°1

Hellspawn

La rue entière puait la mort et la chair calcinée, je tombai au sol et mes yeux imprimèrent pour la dernière fois, sur l’écran délavé de mon cerveau déclinant, l’image maladive aux couleurs passées de la rue de mon enfance.

Petite-Gueule, Croustillon, Basse-branche et Jalousie. Eux aussi étaient tombés… mais bien avant moi. Moi, leur éternel héros, celui dont ils étaient si fiers, celui qui avait réussi. Celui qui avait quitté le quartier des Pique-poches et était parvenu à s’imposer parmi les grands de notre monde. Moi, leur éternel héraut, celui qu’ils voyaient porteur de toutes leurs revendications, de toutes leurs souffrances, celui dont ils espéraient tant et qui leur apporta bien plus encore.

« Petite-Gueule »… quelle mère aurait bien pu baptiser ainsi son fils ? Aucune. Pas intentionnellement, en tous cas. Par contre, les mères ont quelque chose en elles qui est programmé pour donner à leur progéniture d’adorables surnoms plus improbables les uns que les autres. Et ces braves femmes, naïves au possible, semblent ne jamais soupçonner à quel point elles font ainsi le bonheur des camarades de jeux de leur « Petit-Poussin » ou de leur très gêné «Bouchon-d-amour »… Petite-Gueule estimait s’en tirer à bon compte. Chétif dans son jeune âge, il avait bientôt pris tellement de hauteur et d’épaisseur à force de repas trop enthousiastes que ce surnom revêtit bien vite un côté ironique seyant à merveille à son caractère jovial et moqueur.

Croustillon, pour sa part, ne prenait pas non plus ombrage de ce patronyme de substitution… après tout, il était monnaie courante pour les enfants de porter le nom de la profession de leur père. Et, chez Croustillon, on était dans la friture de père en fils. De mémoire de Pique-Poches, sa famille avait toujours eu le statut respectable de restaurateur à bon prix, les femmes affichant l’embonpoint nécessaire pour servir de devanture crédible à la boutique et les hommes, rougeauds comme il se doit, arborant une paire d’avant-bras démunis du moindre poil et prouvant par là même l’usage quotidien d’un four invariablement réglé sur « trop chaud ».

Ces deux-là devinrent bien vite complémentaires. Dans un premier temps, ce furent surtout les cuisines de chez Croustillon qui furent inséparables de Petite-Gueule durant sa période de gavage. Puis, la proximité aidant, les deux jeunes gens apprirent à devenir ce duo sympathique connu de toute notre petite communauté comme étant l’un des plus soudés que l’on ait connu. Basse-branche, pour sa part, tirait ce surnom d’un aspect par trop simiesque. Un éducateur de rue, un jour, lui lança sévèrement qu’avec la tête qu’il avait et sa manie de marcher dos courbé et bras ballants, il ne lui faudrait guère remonter que de quelques branches dans l’arbre de l’évolution pour retrouver un ancêtre ayant des pouces préhensibles aux pieds. Nous nous plûmes donc à imaginer Basse-branche, coincé dans une partie inférieure de l’arbre et non point encore, comme nous, les deux pieds au sol. Jamais il ne manifesta de rancœur envers nous lorsque nous le baptisâmes ainsi. Mais je le soupçonne en réalité de ne jamais avoir compris la boutade de l’éducateur. Pas plus, à fortiori, que les raisons de notre choix…

Reste Jalousie. La dernière pièce (que je n’oserais malheureusement appeler « pièce maîtresse » malgré tous mes efforts en ce sens) de notre petite tribu de vauriens. C’était notre bouffée d’air frais, notre mascotte et sans doute l’origine unique de la moindre de nos disputes. On choyait notre petit groupe qui nous donnait l’occasion de côtoyer Jalousie à chacune de nos réunions mais on le maudissait aussi en cela qu’il nous rendait ardue la tâche de profiter de sa présence en face à face. Jalousie fut son surnom. Il n’y eut point débat à ce sujet. Même elle le cautionna d’emblée, parfaitement consciente qu’elle était de l’ambiguïté de nos relations mais se félicitant souvent de toutes nos attentions rivales. Sans doute profitait-elle de nous mais, Diable, comment lui en vouloir ? Nous ne demandions que cela ! Personnellement, je dus mon surnom à une plaisanterie idiote sur mon patronyme… mais sans doute cela est-il le cas pour tous les enfants de la famille Salvador, n’est-ce pas ? Qu’importait que ce fût un nom qui me venait de mes origines ibères dont j’eus tant aimé pouvoir tirer une certaine fierté picaresque. Pour mes camarades de jeu, c’était juste de l’étranger. Et ça, déjà, c’était bien assez marrant. Allez expliquer à Basse-branche que son copain blond aux yeux verts portait le nom d’ancêtres espagnols. La perplexité froissait déjà bien assez souvent le front plissé par habitude du pauvre garçon, nul besoin d’y ajouter encore les sillons que n’auraient pu éviter d’y creuser pareille information.

La vie fut ce qu’elle fut. Beaucoup d’entre nous prirent un malin plaisir à réaliser toutes les prophéties que divers agents d’éducation successifs avaient jugé bon de proférer à notre encontre. Petite-Gueule devint un oisif tellement obèse qu’il lui fallut bien vite l’aide d’une tierce personne pour lacer ses chaussures. Croustillon devint un respectable commerçant modérément dépressif, condamné à vendre jusqu’à sa mort des produits frits qu’il avait appris à avoir en horreur depuis l’âge de dix ans. Basse-branche nous surprit quelque peu mais après tout, c’est sans doute parce que, durant notre enfance, nous n’imaginions pas quelles étaient les véritables qualités nécessaires à une carrière dans l’armée. Quant à Jalousie. Eh bien, elle usa des années durant des mêmes armes que celles qui lui valurent son surnom, voletant de bons partis vieillissants en parties fines avilissantes.

Ma vie ne fut pas de celles-là. Un jour d’été de mes vingt ans, ma gueule d’ange corrompu attira le regard concupiscent d’un producteur d’âge mûr. Je fus pour lui l’objet de bien des déceptions : mon hétérosexualité forcenée, tout d’abord, qui l’émoustilla un temps mais finit vite par le frustrer ; vint ensuite mon manque absolu de talent d’acteur que compensait à peine à l’écran mon éphémère physique de jeune premier et, enfin, l’abandon sans panache de ma jeune carrière cinématographique au profit de mon engagement politique.

Et là, je brillai enfin : les banalités insipides vomies par des auteurs au rabais cédèrent leur place dans ma bouche à ma propre prose et je me découvris un verve de tribun. Mon parti connut une telle recrudescence d’inscriptions de militants que je fus propulsé en quelques années vers ses plus hautes strates. J’avais tout pour moi : le verbe opiniâtre et déterminé, l’allure engageante et inspirant confiance et un passé tellement modeste que mes conseillers en communication ne tardèrent pas à le transformer en une larmoyante épopée pathétique. Pathétique mais séduisante : le peuple se reconnaissait en moi. Moi qui jamais n’avait eu le moindre regard pour lui en dehors des coups d’oeils furtifs jetés sur ses richesses dans la plus pure tradition Pique-Poches. Je devins le jeune qui était parti de rien et avait grimpé à force de conviction, l’on me présenta en parangon de vertu avant de voir en moi un leader, voire un présidentiable.

Et moi, de mon côté, imposteur superbe, ne pouvais que me féliciter de ces emplois que l’on me trouvait de ci de là et qui m’assuraient un train de vie qui aurait fait honte à ma pauvre mère, paix à son âme. Lorsque mon parti me proposa de mener campagne pour la présidence de notre pays, une once de lucidité ayant survécu à des années de stupres politiques, me fit refuser cet honneur. Mais on pouvait compter sur moi pour faire de mon mieux dans un ministère de premier rang, bien entendu… Ma couardise passa pour de l’humilité et mon opportunisme pour du patriotisme et ministre je devins.

J’offris chez moi le thé à bien des truands à col blanc, j’offris aussi un T au mot « meneur ». Je n’étais pas à une lettre près, après tout. Des lettres, j’en signais des dizaines sans même les lire, bien emmitouflé dans une léthargie provoquée par le luxe environnant. Entre deux dîners : signatures ; après un massage : signatures ; juste avant une réception : signatures ; au fond d’un verre d’alcool hors de prix : signatures ; au creux des reins souillés d’une quelconque salope de plus : signatures… Je signai à cette époque tellement de documents que je ne peux décemment pas prétendre être innocent de ce qui suivit… une maladresse d’un subalterne validée par mon paraphe, la réponse outrée d’un ambassadeur passée inaperçue à travers le brouillard d’une gueule de bois ou d’une nuit trop courte, des conversations téléphoniques surréalistes avec de virulents interlocuteurs alliés au sujet d’armes vendues à un pays les menaçant depuis toujours… il arriva un jour où plus une seule minute de ma journée ne m’était compréhensible tant la situation avait déjà dégénéré lorsque je tâchai de reprendre les choses en mains.
Plus de huit cents. Je dégrisai en l’espace d’une seconde. Plus de huit cents victimes. Ce fut le bilan officiel de leur première attaque. Et c’était à peine un début.
Certes, je n’étais pas le responsable de cette guerre ni son instigateur mais, avec quelques autres, j’en partageais la paternité.

Ce n’est pas une de ces guerres qui oppose deux états, non. Il s’agit d’une guerre qu’ils ont amenée chez nous un jour funeste en lui donnant juste la consigne de nous éradiquer. Il n’y a pas de front, pas de tranchées, pas d’ennemi à tuer. Nul honneur ici, nul espoir de libérer la nation. Avec une régularité métronomique, chaque maison, chaque village, chaque ville tremble, souffre, éclate puis s’effondre sous des pluies détonantes et incandescentes. Nos soldats, inutiles, meurent comme des civils en uniforme aux côtés des leurs, broyés, soufflés, brûlés ou écrasés. J’eus tant aimé que cette histoire ait un sens.
Que Petite-Gueule ait le temps de mourir d’un infarctus, étouffé dans sa graisse, s’offrant ainsi la juste punition de ses années d’excès.

Que seule une mort trop tardive à son goût parvienne à arracher un Croustillon vide de vie de ses fourneaux de malheur. Que Basse-branche, par un providentiel et exemplaire miracle, soit le soldat qui mit fin à cette guerre par un ultime et héroïque baroud d’honneur.
Que Jalousie, enfin, ait tout loisir de choisir le mode opératoire de sa grande faucheuse personnelle entre une quelconque maladie vénérienne ou la plus radicale expression de colère implacable d’un amant déçu.
Mais au lieu de cela, ils furent sans nul doute pulvérisés sous la puissance aveugle des frappes ennemies ou ne tarderaient pas à l’être.

Il fallait que toute cette horreur ait un sens malgré tout. Si la vie était un si maladroit narrateur, il me fallait alors pallier à ses lacunes.
Vue du ciel, depuis mon hélicoptère ballotté par le souffle des tirs orbitaux, je voyais la ville qui m’avait vu naître, je la voyais agoniser et se soulever sporadiquement sous l’impulsion de soubresauts nerveux et détonants. Je posai l’appareil sans même y réfléchir parmi les corps sans vie, miraculeusement arrivé indemne en ce charnier urbain, secoué à intervalles courts et réguliers par de titanesques coups de massue. Je tombai au sol à chaque impact, à chaque tir éventrant la cité, mais me relevai autant de fois qu’il le fallut jusqu’à l’entrée de ce qui était encore le quartier Pique-Poches pour quelques minutes seulement.
Je ne pus me résoudre à faire autre chose que contempler la terreur qui y régnait. Le chaos le plus absolu. Puis mes tympans se déchirèrent. Ma peau brûla et s’enflamma. Mon corps se disloqua. La rue entière puait la mort et la chair calcinée, je tombai au sol et mes yeux imprimèrent pour la dernière fois, sur l’écran délavé de mon cerveau déclinant, l’image maladive aux couleurs passées de la rue de mon enfance.

Ne pleure plus, Pique-Poches, le petit Salvador est revenu au creux de tes bras. Celui dont tu espérais tant et qui t’apporta bien plus encore.

Ne pleure plus. « Sauveur » est là !

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