Beauté glaciale

Le train entre en gare dans un crissement de freins qui couvre l’annonce qu’une voix anonyme tente de faire passer. Le quai est pratiquement désert. Il est tard, les banlieusards sont rentrés chez eux depuis longtemps. Elle monte dans le train. Le wagon est presque vide juste un homme qui dort et un jeune couple qui se parle à voix basse. Elle s’assoit, pose sa sacoche mais garde son manteau, il fait un peu froid et elle est fatiguée.

Sa journée a été longue mais se sont ses nouvelles responsabilités qui en sont la cause ; il va bien falloir qu’elle s’habitue à ces réunions chez les fournisseurs. Mais ce soir elle n’a pas la foi, cette petite flamme qui l’animait autrefois semble éteinte. La faute à qui ? A personne, au temps, à sa jeune collègue. Cette espèce de … Non pas de jugement hâtif. N’empêche que du haut de ses vingt trois ans et de ses talons aiguilles, elle a accaparé l’attention de tous les mâles présents.

Elle se rappelle ses vingt ans et elle sourit, elle aussi elle a dû faire la même chose. Aujourd’hui, le temps est passé, impitoyable. Elle n’a plus cette silhouette aux formes avantageuses, ses mains n’ont plus cette douceur et ses yeux se sont vus cernés de ridules. Elle doit se teindre ses mèches blanchissantes et utiliser crèmes de jour et crèmes de nuit. Sans parler de son armoire à maquillage. Toutes les femmes de son âge en sont réduites aux même parades contre le temps, n’empêche que ce soir elle a un petit coup au moral.

Le train démarre enfin. Dans trente minutes elle sera arrivée, dix minutes de voiture après elle sera chez elle. Le couple discute toujours, l’homme s’est mis à ronfler. La tablette devant elle n’est pas complètement relevée, quelque chose la bloque. Elle la baisse pour découvrir le dos d’un magazine qui lui propose de partir en vacances pour pas cher. Elle le retourne pour voir la couverture. Tiens, un nouvel hebdomadaire féminin. F.A.M. Jamais lu. Et pourtant elle en a lu des tonnes, tous promettaient de maigrir, de rester jeune et jolie, d’être bien dans ses bottes, d’être femme, d’être amoureuse, d’être mère d’être zen et, parfois, tout ça à la fois. Qu’est-ce que celui-ci a donc à lui proposer ? Elle le feuillette machinalement, sans but, presque sans intérêt. Toujours les même filles sublimes qui posent, toujours les même publicités, eh non tiens, une nouvelle barre de céréale coupe-faim qui fait maigrir. Et évidemment, l’article miracle ! Décidément, ils n’ont peur de rien : « Rajeunir en dix minutes ». N’importe quoi, encore une méthode d’autosuggestion, « entre le début et la fin de cet article, vous ne serez plus la même ». Dix minutes,  qu’a-t-elle de mieux à faire d’ici à sa destination, au moins ça l’empêchera de se morfondre.

Elle débute la lecture. Ça commence par un historique d’une prétendue tribu hindou dont les femmes paraissaient faire la moitié de leur âge. Tout ça grâce à quoi, grâce à des formules magiques? Ils ne savent vraiment plus quoi inventer pour vendre leur papier. Et en plus ils les donnent ces formules. Illisibles bien sûr, mais c’est de l’hindou. Par jeu, elle tente de déchiffrer tout de même et finalement elle en arrive à les murmurer à voix basse. Pas si difficile que ça l’hindou finalement.

Le ralentissement du train et le bruit des freins la réveille en sursaut. Elle s’est assoupie sans s’en rendre compte. C’est sa gare, elle range ses affaires rapidement et sort vite sur le quai. Elle rejoint sa voiture, dans dix minutes elle est chez elle. Les clés sont au fond de son sac à main. En fouillant elle se raccroche à sa broche, le fermoir s’est cassé ce matin et elle l’avait mise dans son sac, résultat, elle s’est éraflée le dessus de la main. Elle trouve enfin ses clés, ouvre et entre dans sa voiture. L’air y est surchauffé, normal, le véhicule a passé sa journée en plein soleil. Elle descend la fenêtre, l’air frais du soir lui fait le plus grand bien. Elle démarre et roule enfin.

Au volant, elle prend le temps de regarder sa main, elle l’avait presque oubliée. Rien. Sa main n’a rien du tout. Elle n’a pourtant pas rêvé tout à l’heure. En fait sa main a bien quelque chose, ce n’est pas sa main. A cette pensée, elle manque louper son virage. Elle se calme et se gare sur le bas-côté. Elle l’examine à nouveau. Elle est douce, ses ongles sont impeccables, aucune ride. Elle rêve. Oui, c’est ça, elle rêve. Elle tourne alors le rétroviseur vers elle, un doute la saisit. En voyant le visage que le miroir lui renvoie, elle se couvre la bouche pour s’empêcher de crier. Ce n’est pas son visage, c’est celui de ces vingt ans.

Un sourire monte doucement, elle regarde à nouveau ses mains, ses bras, ses yeux, sa bouche, elle va même jusqu’à déboutonner le haut de son chemisier… son corps a rajeuni. Comment est-ce possible ? Le magazine ! Celui qu’elle a lu dans le train et qu’elle a ramassé dans la précipitation. Ça ne peut être que ça, bien sûr. Toute à sa joie, elle repart, elle a hâte de voir la tête de son mari. Peut-être qu’en lisant l’article, il pourrait aussi en profiter, mais non se rappelle-t-elle, ça ne parle que de ces femmes hindous.

Elle arrive enfin, la petite lumière de dehors est là pour l’accueillir, comme un phare guide un bateau. Elle entre doucement, la maison dort, tout est calme. Elle passe dans la salle de bain, prend le temps de regarder son nouveau corps ; elle était pas mal à vingt ans ; passe sa chemise de nuit trop grande de deux tailles et va se coucher. Il dort, il ronfle, le pauvre chéri, il a dû se coucher tard. Elle ne le réveille pas, il aura la surprise demain. Elle entre doucement sous les draps et finit par s’endormir.

La nuit lui a paru ne durer que quelques secondes, elle est encore fatiguée. Ce sont les bruits dans la cuisine qui l’ont réveillée. Elle s’étire mollement un sourire sur les lèvres. Mais celui-ci se fane doucement : ses mains ne sont plus comme hier soir, les ridules sont revenues, la peau est fatiguée et usée. Elle sort le petit miroir de sa table de chevet et l’image est celle d’une femme de quarante ans, la même que celle d’hier matin, la jeune fille de vingt ans est repartie. Elle a envie de pleurer. Elle voit alors le magazine qu’elle a dû laisser tomber hier soir au pied du lit, elle se précipite dessus et cherche fébrilement la page de l’article mais il n’y a plus rien, ce n’est plus qu’une page blanche. Elle n’a pas rêvé pourtant, elle est sûre d’elle, ses sensations de la veille sont encore présentes et palpables bien qu’elles commencent à s’estomper. Elle en est sûr, hier soir le magazine l’a fait rajeunir et ce matin toute cette fraîcheur retrouvée s’est envolée. Le magazine n’a plus qu’une page blanche, vidée comme ces échantillons de crème qu’on trouve parfois collés au milieu des pages de ces publications. Elle n’a plus qu’une envie : pleurer. Mais deux petits anges viennent contrarier son auto apitoiement en lançant un joyeux « Maman ! ».

Sa femme est partie avec les enfants au cinéma, une sortie prévue de longue date qui va lui permettre de faire quelques petits travaux dans la maison, il y a quelques aménagements dans le grenier qui ont trop attendus. Un peu d’exercices ne peuvent que lui faire du bien d’ailleurs. En attendant, il va faire du ménage et du rangement dans la maison.
Dans la chambre, près de la table de chevet de son épouse, il trouve un magazine, elle a du le ramener de son déplacement d’hier. Tiens, c’est un magazine pour homme, H.A.M. Curieux qu’elle ait pris ça. Il le feuillette rapidement et tombe sur un article au titre accrocheur :“Forme et vigueur retrouvées en dix minutes.”. Dès qu’il aura fini son travail, il y jettera un coup d’œil.

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