Challenge d’écriture n°39 – Alice


Alice
12.8/20 ?????
3ème

? Les commentaires


Les Deux Vallées des Derniers Hommes

Un rire immense, cruel, résonna en même temps dans les Deux Vallées. Les hommes sentirent instantanément leurs poils se hérisser sur leurs bras. Malgré les nombreux vêtements qui les protégeaient du froid glacial des derniers vents de l’Hiver, ils frissonnèrent. Oui, ils n’étaient plus seuls.
Cette année, ils avaient mis le paquet pour satisfaire les appétits de conquête de leur bien aimé souverain, l’empereur Atorgael. Dans sa grande générosité, celui-ci avait doté le Clan de l’Expansion de fonds exceptionnels. Et ils s’en étaient bien servis ; ils n’avaient pas chômé. En un seul hiver, des milliers d’hommes avaient contribué à l’érection de cette splendide forteresse, aux confins de l’Empire, au cœur des Deux Vallées des Derniers Hommes.
Cela n’avait pas été facile d’acheminer les immenses pierres de taille nécessaires à la construction. Il avait fallu une logistique digne des plus grandes campagnes militaires. Chaque maillon de la chaîne avait dû être protégé des éventuelles attaques de ces monstres. Le blizzard et ses amies les engelures avaient emporté nombre de doigts, quand ce n’était pas les membres ou les ouvriers entiers. Au final, dans un souci de tactique de défense maximale, les architectes avaient retenu la solution du mur de combat, ou tout simplement la Muraille, comme on l’appelait maintenant. Sur des dizaines de lieues, cette dernière reliait la forteresse à la ville garnison de Rorasch, située plus bas, sur les Plateaux Sanglants.
Et maintenant, elle était là, sous leurs yeux. Avec cette petite merveille, les vingt-cinq bataillons de lanciers, d’hommes de pied et d’archers, répartis sur l’ensemble des structures, espéraient bien faire mentir la légende qui disait que jamais un homme ne parviendrait à franchir ces montagnes. Tous souhaitaient savoir ce qu’elles cachent, les secrets qu’elles recèlent. Les savants y cherchaient de nouveaux sujets d’études ; les commerçants de nouveaux marchés ; mais surtout l’empereur, de nouveaux sujets. Sa soif était inextinguible. Plus que le pouvoir, c’était probablement l’envie de broyer cette résistance qui le motivait, qui le hantait. A mort ceux qui osaient se rebeller contre la volonté de l’empereur.
Pendant tout son règne, il avait tenté de franchir cette frontière plus que naturelle. Mais ni les expéditions, ni les soldats, ni même les héros en quête de gloire ou de richesses n’en étaient revenus. Ils avaient disparu, tout simplement. Les meilleurs éclaireurs, non, les plus chanceux des éclaireurs, avait pu dégoter d’infimes informations, qui ressemblaient plus à des rumeurs. Ils parlaient d’attaques de minotaures, de morceaux de fourrure qui se désagrégeaient à leur contact. Soit, même si l’ennemi était bestial et a priori supérieur à l’Homme, il en faudrait plus pour l’arrêter. Les cornes sont peu de choses comparées son ingéniosité ou encore sa capacité d’adaptation.
Aujourd’hui était un grand jour. L’édifice était terminé, opérationnel et si bien armé que certains imaginaient que le Clan y avait concentré toutes ses forces, fragilisant ainsi d’autre points de l’empire. Mais surtout, c’était le premier jour de redoux. Et on commençait à deviner un peu de vert sous la couche neigeuse. Les hommes allaient tenter leur première percée, le long du Sentier vers l’Ailleurs, ce chemin qui s’enfonce vers l’inconnu. Un chemin qui serait d’espérance ou de drame.
Le héraut trompeta au sommet de la plus haute tour pour le premier lever officiel d’étendard. Les couleurs d’azur et d’argent allaient enfin s’étaler dans les Deux Vallées. Les hommes se tenaient prêts. Ils piaffaient d’impatience dans les cours. Ils vérifiaient une dernière fois leur équipement et les vivres. Mais au moment où les portes allaient s’ouvrir, ce rire immonde résonna. Transi d’effroi, comme tous les autres, le général Rendar sentit le doux baiser de la faucheuse effleurer sa nuque. Il n’y avait plus un bruit dans les rangs. L’ennemi, l’inconnu était bel et bien là. Ils n’étaient plus seuls. Les bêtes allaient répondre à la provocation des Hommes, qui avaient osé s’introduire dans leur repaire. L’affrontement était inévitable.

A son réveil, Moloch s’étira de tout son long. Un hiver de plus venait de s’écouler. Le bâillement qui vint, aux vibrations sourdes et graves, fit frémir ses compagnons de caverne. En attendant que ces derniers sortent à leur tour de leur hibernation, il débuta son inspection rituelle d’une main encore un peu tremblante. Avait-il perdu trop de poids ou de muscle ? Non, mais il n’avait plus une once de graisse sous la peau. Ses estomacs lui remémoraient du reste qu’il lui faudrait rapidement remédier à cela. Son poil était un peu terne. Le soleil, la lune et le grand air lui feraient le plus grand bien. Sa truffe était sèche. Sa deuxième action serait d’aller se désaltérer au ruisseau, assez proche pour qu’il l’entende s’écouler vivement. La fonte des neiges avait commencé. Le plus important, ses cornes, étaient intactes et toujours aussi aiguisées. C’était un soulagement, car il arrivait parfois que certains soient trop remuants pendant leur long sommeil et les usent à leur insu. Oui, il allait pouvoir conserver son statut de premier minotaure pour une année encore.
Il ne chancela pas plus de quelques pas. Ses forces lui revenaient déjà. Sur le pas de leur antre, il écarta la lourde pierre qui en protégeait l’entrée. L’effort lui accéléra la circulation sanguine et il était parfaitement réveillé lorsqu’il fit ses premiers pas à l’extérieur. L’air était bien frais, vivifiant. Il inspira longuement pour s’imprégner des senteurs de cette terre qu’il aimait tant. Il était capable de différentier les roches à leur odeur. Les nouvelles graminées lui chatouillaient les naseaux. Il se figea.
Une trace inconnue, non, deux. Quelqu’un avait introduit un nouveau granit dans son repère pendant son absence. Intrusion ! Et au côté rance et puant de la deuxième odeur, il savait que c’était là l’œuvre des Hommes. Ils ne retenaient aucune leçon ceux-là. Il décida d’aller constater par lui-même le résultat de leur dernière lubie. Il suivit la sente vers son observatoire fétiche, un aplomb dénudé, battu par les vents, mais offrant une vue complète sur les Deux Vallées. C’est de là qu’il découvrit le petit serpent de pierre et le ridicule abri à son extrémité. Merveilleuses fourmis que ces Hommes ! Ils allaient leur donner leurs jouets de printemps. Rien de tel pour bien commencer la saison et se dérouiller un peu.
Le soleil allait passer ses premiers rayons par-dessus les sommets encore parés de leurs manteaux blancs lorsqu’un son cuivré parvint jusqu’à lui. Il le reconnu immédiatement pour en avoir entendu de semblables auparavant. Ces vermines chantaient leur attaque prochaine. Il ne put empêcher un rire tonitruant de s’échapper de sa large gorge. Il coula le long des vastes pentes herbeuses pour finir sa course au pied des murailles et, il l’espérait, leur geler le sang.

« Allez ! Réveillez-vous, bande de grosses vaches, tonna Moloch de retour dans la caverne. Nous avons de la visite ! »
Il laissa un peu de temps à ses compères pour émerger et se dirigea vers leur magasin. Il était temps de s’équiper un peu. Il revêtit une armure en croûte épaisse cuirassée au niveau des pectoraux, des jambières de maille et piqua de nouvelles semelles métalliques à ses sabots. Il se saisit d’une bonne vieille hache de bataille à double tranchant. Cela faisait des siècles qu’il n’avait pas utilisé tout cet attirail, mais la vermine avait l’air de s’être bien préparée. Il fallait parfois savoir être prudent.
De retour à l’extérieur, il entama l’Appel. C’était son rôle de signaler aux autres lorsqu’un potentiel danger approchait. Il frappa le plat de sa hache contre sa poitrine. Une fois, deux fois, puis selon un rythme lent et incessant. Tout le monde devait avoir sa chance de participer à la curée. Des minotaures de sa caverne se joignirent rapidement à lui. Mais bientôt, d’autres sons mats et cadencés se firent entendre, depuis des points plus éloignés dans les montagnes. Bien ! Ils se réveillaient également.

Rendar avait décidé de tenter sa sortie, envers et contre tout. Son honneur était en jeu et la vie de ses proches également. Le sort que l’empereur réservait aux lâches était bien connu : lynchage en famille et pendaison aux portes du château. Il n’avait donc guère le choix. Faire partie du Clan de l’Expansion, c’était avancer ou mourir.
Après la première lieue le long du Sentier, il reprit sa harangue. Il n’était pas question qu’un seul de ses hommes le laisse en plan.
« Nous allons montrer la supériorité des Hommes à ces bovins ! Ils retourneront vite brouter dans leurs pâturages ! Vous êtes les meilleurs ! La crème des troupes impériales ! Rien ne nous résistera ! » Son discours était sans fin. Il avait toujours su trouver les mots pour encourager. Du reste, cela semblait assez efficace. Les sourires carnassiers étaient réapparus sur les visages. Les ports de tête étaient plus droits, plus agressifs.
Et puis le rythme débuta, un son métallique et sourd qui résonna dans les Deux Vallées. Trop rapidement, il s’amplifia puis sembla venir de plusieurs sources en même temps. Et tous comprirent qu’il ne s’agissait pas d’un écho. Ils étaient nombreux. Et ils étaient partout. Les lanciers, qui ouvraient la marche rechignaient maintenant à mettre un pied devant l’autre. Ils observaient attentivement leur environnement. Le moindre bruit les faisaient sursauter. Rendar avait finit de descendre et remonter la colonne pour prêcher sa bonne parole.
Pendant deux heures, ils avancèrent, vaillamment, sous le bruit permanent de la vindicte des Minotaures. Le moral était au plus bas. Certains marmonnaient des mots incompréhensifs. Ils balançaient leur tête selon la cadence qui les enveloppait. Ils étaient au bord de la folie. Le travail de sape de l’adversaire portait ses fruits.
D’un coup d’un seul, tous stoppèrent leur marche qu’on aurait dit funèbre dans sa lenteur et la résignation qui s’en dégageait. Le martèlement avait cessé. Plus un son ne perturbait le silence des lieux, plus un cliquetis de cuirasse, plus un chant d’oiseau. La mort planait certainement au-dessus de la scène. Quelques regards implorants semblaient la chercher, en vain.

« Position défensive en angle ! Maintenant ! », hurla Rendar. En un réflexe digne de l’entraînement des élites impériales, les lanciers se précipitèrent pour former un rempart autour des archers. Ce n’était pas évident ainsi situés sur deux niveaux à un revers du sentier. Mais en deux minutes, Rendar estima qu’ils ne pouvaient pas faire mieux.
« Pas de quartier ! » furent les dernières paroles que Rendar entendit avant le début du déferlement des suppôts de l’enfer. Quelques cordes vibrèrent, sans réelle cible, lorsque les Minotaures chargèrent dans la pente. A leur vue, les premiers hurlements fusèrent. Ils étaient noirs comme la nuit, mesuraient trois fois la taille d’un homme adulte et ils étaient nombreux, et armés. Par leur simple puissance, ils allaient les balayer.
Rendar ne lutta même pas. Épée en terre, il attendit sereinement qu’ils parviennent jusqu’à lui. Il espérait que ce serait rapide. D’autres, plus accrochés à la vie, tentèrent une vaine résistance face à l’implacable assaut. En quelques minutes, il ne restait plus un homme en vie des bataillons de l’empereur. Écrasés par des sabots aux bords tranchants, pourfendus par des haches aussi lourdes qu’eux, ou bien transpercés par des cornes acérées, chacun de ces Hommes avait livré son dernier souffle.

Moloch prit le temps d’essuyer sa hache sur l’étendard qui gisait au sol, au centre de la mêlée. Pas un seul des siens n’était touché, grâce à l’épaisseur de leur armure autant qu’au manque de précision des tirs et des coups ennemis. Ils avaient eu de la chance qu’aucun de parvienne à piquer un œil ou une gueule ouverte. Ces flèches étaient une vraie plaie. Finalement, heureusement qu’il ne les avait pas sous-estimés. Il faudrait être prudent dans le futur. Les Hommes reviendraient sûrement avec de nouvelles armes.
Il siffla les Harpies pour qu’elles viennent nettoyer le charnier. Il ne comptait pas laisser cette vermine défigurer leurs belles montagnes. Les Nains viendraient plus tard récupérer ce qui pouvait l’être. Et il reprit le chemin de la caverne. Ils s’occuperaient de la Muraille et de la Forteresse un autre jour.
Ce gâchis l’avait déçu. Ces Hommes sont vraiment stupides ! pensa encore une fois Moloch en reposant sa hache sur son présentoir. Quelles chances avaient-ils contre les gardiens de la grande Mythos ? Il leur faudrait plus qu’un empereur fou pour passer le premier rempart.

Les commentaires sont clos.