Challenge d’écriture n°36 – Pömme

Résultats du challenge 36


Pömme
14/20 ?????
1ère

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La demande

Le temps avait eu raison de l’éclat de sa tunique. Déjà neuf jours que le vent et la pluie s’étaient unis pour faire de cet habit de lin une loque délavée couleur café au lait, bien loin de son chocolat d’origine. Dans son malheur, Shéane avait pu compter sur la chaleur du mois de juillet pour rendre la mousson estivale supportable, mais ses jambes dénudées et ses pieds équipés de fines sandalettes n’étaient pas de poids pour lutter contre les roches escarpées et les branchages épineux. La difficulté ne l’effrayait pas cependant, à quinze ans sa détermination n’avait d’égal que son courage. Il fallait soit être très fou, soit très téméraire pour poursuivre le but qui était le sien. Une certitude l’habitait : elle finirait par rencontrer un Grand Turquoise. Certes ces dragons ne régnaient plus en maîtres sur la région – et pour cause, son peuple les avait décimés, mais il devait bien y avoir quelques survivants. Ses pas l’avaient menée jusqu’au pied de la montagne Grolingor et c’était l’endroit idéal pour guetter l’une de ces créatures puisqu’elles aimaient s’y dissimuler. Shéane s’assit en tailleur à une certaine distance du sentier, stoïque sous l’averse. Une minute passa, puis deux, puis cinq. Les minutes devinrent des heures. Si sa foi était intacte, son corps lui n’aspirait qu’à un peu de repos. Prise dans une méditation intense, la jeune fille ne vit pas l’obscurité étendre son manteau ni la lune éclairer d’une lueur froide ses traits enfantins. Aussi foudroyant qu’un éclair, le sommeil s’empara de son être avant même qu’elle ait eut le temps de réaliser que la pluie avait cessé.

Raïgan l’avait couverte de son aile et rattrapé in extremis avant que sa tête ne heurte le sol. De ses griffes acérées il avait même eu la délicatesse d’effleurer sa joue dans ce qui ressemblait à un geste amical. Depuis le temps qu’il attendait cette rencontre, les oracles auraient peut-être raison pour une fois ! Il s’allongea à ses côtés avec précaution afin de garder son aile déployée au dessus d’elle et la veilla ainsi la nuit durant.

Ce n’est pas la lumière qui réveilla Shéane mais une drôle de sensation : elle était sèche ! Se pouvait-il que les éléments aient arrêté de se déchaîner ? Pourtant l’humidité ambiante et les flop flop alentours lui criaient le contraire. Les yeux à demi-clos, elle posa une main au sol pour se relever… la terre était tiède à cet endroit ! La seconde suivante des gouttes d’eau la frappèrent de plein fouet. Elle se leva en sursaut mais le temps que ses yeux fassent leur mise au point, elle ne put qu’observer une masse imposante disparaître derrière la montagne. Son cœur tambourina, de surprise et d’excitation.

« Reviens dragon ! »

Comme elle s’y attendait, le dragon ne revint pas. Les Grands Turquoises étaient des êtres farouches qu’il fallait surprendre plutôt qu’attendre. Elle fit donc mine de s’en désintéresser et décida de descendre à la rivière qu’elle avait longée la veille afin de se débarbouiller. Elle admira quelques instants la cascade en contre-haut puis se pencha au dessus du cours d’eau pour se rincer le visage et les mains. Elle défit sa tresse pour laver ses cheveux et crut succomber à une crise cardiaque quand un iris grenat vint se superposer à son reflet sur l’eau. Elle se retourna vivement dans un mouvement de recul, manquant de peu de chuter dans les flots. Un puissant dragon lui faisait face. Il était bleu turquoise comme un lagon scintillant sous les rayons du soleil, ses yeux rubis rougissaient de force et d’éclat, et ses ailes resplendissaient d’un dégradé de pourpre.

« Que cherches-tu dans ces contrées, cher enfant ? »

« Tu… parles ? » s’étonna-t-elle en se relevant.

La jeune fille d’habitude si dégourdie en perdit son latin. Raïgan se laissa aller à un rire caverneux dépourvu d’inimitié.

« Cela t’étonne-t-il vraiment ? Y a-t-il si peu de chance dans l’univers pour qu’une créature qui ne te ressemble pas s’exprime dans ton propre langage ? Les dragons parlent pour qui sait les écouter» dit-il avec malice.

À sa voix grave et sereine, Shéane pensa que ce dragon devait avoir au moins un demi-millénaire.

« Je ne sais pas quoi répondre, avoua-t-elle. Cependant, puisque tu parles, quel est ton nom ? »

Il sembla sonder au plus profond de sa mémoire, une griffe sur le menton. Il y avait tellement longtemps qu’on ne l’avait pas appelé par son prénom que ce souvenir lui échappait.

« Ah oui, voilà, je m’en souviens : je m’appelle Raïgan ! Ce qui veut dire celui qui étincelle. »

« Enchantée Raïgan, moi c’est Shéane… »

« … celle par qui tout renaît » murmura-t-il pour lui même.

Shéane qui n’entendit pas cette remarque s’approcha de lui pour le caresser. Le dragon se laissa faire et frissonna de ce contact inhabituel. Elle retira la main de son épiderme doux et tiède puis alla s’asseoir sur un rocher près de lui.

« J’aimerais te demander pardon pour ce que nous avons fait aux tiens » lui dit-elle toute penaude.

Raïgan se garda de répondre quelques secondes. Ce silence lui serra les entrailles

« Ne demande pas pardon pour une faute qui n’est pas tienne ma petite » finit-il par lui répondre.

« Êtes-vous le dernier ? » demanda-t-elle d’une encore plus petite voix sans savoir quelle indécence l’avait poussé à poser la question.

« Sous cette forme, oui. »

Sous cette forme ? Elle n’était pas sûre de comprendre mais elle ne voulut pas insister. Le calme s’installa de nouveau entre eux, sorte de recueillement, avec en bruit de fond l’écoulement paisible de la rivière.

« Alors, dis-moi, qu’es-tu venue chercher sur ces terres ? »

Les joues de la jeune fille s’empourprèrent et elle demeura muette.

« Parle » insista-t-il.

Jamais elle ne se permettrait de faire cette demande. Mais l’image insistante de sa mère très malade tourna en boucle dans tête.

« Il me faut une de tes griffes ! » lâcha-t-elle comme si elle venait de prononcer le pire gros mots de son existence. Elle se sentit répugnante, vil. Des larmes lui montèrent.

Raïgan reprit la parole :

« S’il me faut m’amputer de l’une d’elle, je le ferai volontiers pour toi. Je veux bien même te donner mes dix griffes mais à quoi cela pourrait-il bien te servir ? »

« Une griffe de Grand Turquoise peut guérir de tous les maux, et maman est gravement malade… »

« Comme je te l’ai dit, je peux te donner tout ce qu’il te plaira mais je t’assure que tu ne pourras en faire un autre usage que décoratif. Vous nous avez chassé jusqu’au dernier parce que vous pensiez que chaque parcelle de notre être avait des pouvoirs pharmaceutiques, spirituels ou ésotériques, et pourtant as-tu jamais assisté à une seule de ses manifestations ? As-tu jamais vu un malade guérir grâce à la dent ou la griffe d’un dragon ? »

Elle baissa les yeux en se rendant compte de l’absurdité de sa requête. Elle fit non de la tête, ébranlée par tant de vérité. L’espoir l’avait aveuglé, avait été plus fort que la raison. Tout ce chemin pour rien. Peut-être que pour un espoir, cette folie, elle avait sacrifié les derniers instants aux côtés de sa mère. Comment avait-elle pu adhérer à ces croyances d’un autre temps ? Quelle stupidité ! Elle voulut se jeter à ses pieds et implorer son pardon mais cela aurait été trop misérable.

« Ne t’accable pas ma chère petite, dit Raïgan comme s’il lisait en elle. J’ai un remède pour ta maman. Si tu me le demandes, je peux me consumer et offrir mes cendres. Et je peux te garantir que ces cendres là guérissent bien des maux. Cependant, il ne te faudra en prendre qu’une poignée et laisser le reste se disperser au vent. »

« Non ! s’écria-t-elle en s’accrochant à lui. Je ne veux pas que vous disparaissiez ! »

Des larmes roulèrent sur sa joue sans qu’elle puisse les réfréner.

« Rassure-toi, je ne disparaîtrai pas. Je changerai juste de forme, celle-ci n’est plus enviable qu’une autre tu sais. »

Elle se détacha de lui avec un air circonspect.

« Que voulez-vous dire ? »

« Nous autres dragons ne sommes composés que d’énergie. Cette énergie qui brûle en nous est le feu de la vie. C’est pourquoi les cendres de dragon sont très fertiles. Quand nous quittons cette enveloppe animale, nous devenons la bise qui caresse l’herbe au matin, la feuille qui tombe de l’arbre et son bourgeon, l’eau tourbillonnante qui forme les torrents… Ton peuple n’a-t-il pas constaté depuis qu’il nous a massacré que la terre est aride et le ciel dévastateur ? En prenant nos vies par la force, une partie de notre énergie meurt à jamais au lieu d’être redistribuée et c’est tout le cycle de la vie qui s’en trouve chamboulé. Non seulement cela n’enrichit-il pas votre présent, il empoisonne surtout votre avenir. Les richesses de l’univers s’épuisent aux creux de vos mains avides. »

« Je ne suis pas sûre de comprendre ».

Il eut un sourire bienveillant.

« Disons que, pour conceptualiser ce processus en raisonnement humain, en prenant nos vies de cette manière, ce que vous appelleriez notre « âme » devient prisonnière de son enveloppe pour toujours. Donc seule l’énergie organique qui nous compose retourne à la terre et le reste est gaspillé. »

Il n’y a pas de mots pour définir ce que ressentit la jeune fille. Un tremblement, un chaos, une révélation. Aussi surprenant que cela lui sembla sur le coup, Shéane comprit ce qu’il lui fallait accomplir. Posant une main sur son cœur et l’autre sur celle de Raïgan, elle déclara :

« Raïgan, tu es libre ! ».

Il lui adressa un regard triste mais serein.

« La prophétie disait donc vrai. Tu es celle par qui tout renaît. Si tu savais comme je t’ai espérée… » Les écailles sous sa paume brûlèrent soudain et Shéane dût s’éloigner pour ne pas s’embraser à leur contact. Il ne fallut pas plus de cinq secondes pour que la magnifique créature qu’elle venait de rencontrer se réduise à un tas de cendres, ô combien précieux. Elle tint parole et ne prit que sa part. Le reste commença à s’éparpiller.

Ainsi le dernier Grand Turquoise se sacrifia pour sauver un humain. Bientôt, il retrouverait les siens dans les pétales d’un coquelicot, dans la sève d’un arbre, dans les plumes d’un oiseau, dans le sel de la mer, n’importe où, partout, il les voyait déjà, il était parmi eux. Libre.

Une réponse le “Challenge d’écriture n°36 – Pömme

  1. Mekaniak dans

    Peut-être quelques tournures un poil trop comtemporaines en effet, Mais pour le coût, c’est une bien belle histoire!
    On s’attache rapidement au personnage de Shéanne, mais j’aurais penché pour une scène avec Shéanne et sa mère au début du récit; c’est vrai que l’entrée en matière est plutôt quelconque…

    La fin, peut-être trop prévisible(ce n’est qu’une question de goût, mais j’aime les nouvelles qui finissent d’une manière innatendue), est rafraîchissante et poétique, comme tout le texte d’ailleurs.

    C’est ce côté rafraîchissant que j’ai aimé, ça donne un style propre. Disons que ça change des héros qui son armés d’une grosse épée et casse la gueule à toutes une quérielle d’ennemis pour chercher le diadème sacrée… Voilà. Très bon récit! 🙂