Challenge d’écriture n°32 – Texte n°2

Alice

Ville de lumière

La lumière des étoiles suffisait pour éclairer la ville en contrebas. Les murs de chaux lui donnaient un aspect fantomatique, comme une lueur spectrale sur le fond noir du désert de pierres volcaniques. Par endroits, la brise douce mais permanente semblait faire onduler l’espace, remous des dernières volutes de chaleur avant le prochain lever de soleil.

D’un pas lent et précautionneux, il guidait son bourrin par la bride dans la descente qu’il devinait traîtresse. Voyager de nuit n’était pas très prudent ; mais la canicule diurne ne lui permettait pas de parcourir la distance autrement. A chaque fois que c’était possible, il avait préféré attendre patiemment, dans un abris relatif, que les températures chutent jusqu’à l’acceptable, pour lui autant que pour sa monture.

Cette dernière n’avait qu’une seule fonction, porter l’eau, suffisamment pour eux deux. Et quand il voyait toutes ces outres, maintenant plates, il ne pouvait que se réjouir d’avoir la ville en vue. Il était temps, grand temps, d’y parvenir. Il leva les yeux encore une fois sur le chemin parcouru et réussi enfin à deviner l’anfractuosité dans le vieux cratère qui délimitait l’accès – on ne pouvait pas décemment l’appeler une route ou même un chemin – vers la cité millénaire. Après un dernier hochement de tête, menton en avant, marquant sa satisfaction au regard des efforts accomplis, il reparti, espérant terminer la nuit sur une vraie couche. Il touchait au but.

Aucune enceinte ne protégeait les habitations ; contre quoi auraient-ils eu à se défendre ? Pas même le tyran le plus fou n’oserait envoyer une armée ici. Ce serait du suicide. Des bêtes sauvages ? Pas une ne pourrait survivre dans un tel enfer. Et puis, quelle en serait la raison ? Qui voudrait attaquer de vieux sages sans aucune richesse matérielle ?

Il connaissait l’histoire de la ville. Elle était chantée par les troubadours dans toutes les cours de ce monde.

Il était une fois un vieil érudit qui souhaitait transmettre son savoir.

Il s’en fut voir son roi, lui quémandant des fonds pour ouvrir une école.

Ce dernier lui rit au nez, « A une deuxième je ne peux pourvoir.

La nôtre ne vous plaît pas ? »

Il était d’un autre courant de pensée, nouvel en cet ancien temps.

Il avait si peu d’adeptes que les cours se moquèrent de sa gloriole.

Partout on lui fit la même réponse, « Vous n’aurez rien. Fichez le camp !

Et qu’on ne vous revoie pas ! »

Déçu mais résolu, il décida de s’installer là où nul ne le chasserait.

Pierre par pierre, les mains en sang, il érigea les prémices de ce symbole.

Envers et contre les hommes ou les éléments, il décida qu’il survivrait.

Face aux seules années il succomba !

C’est ainsi que naquit la ville de lumière, îlot improbable de blancheur,

Refuge des penseurs déchus, poètes, philosophes et autres fols.

Toutes les nouvelles idées y sont accueillies comme la fraîcheur.

Là-bas, l’exclusion n’existe pas !

Il fondait tous ses espoirs en elle. Elle serait sa voie de secours, sa dernière possibilité d’exister par lui-même. Et puis il pourrait enfin satisfaire sa curiosité presque maladive, et tant attisée par le mystère du miracle de la survie d’une communauté dans cet environnement.

Arrivé au bas de la déclinaison, rênes à la main, il dirigea son cheval avec entrain vers la toute première bâtisse. Cette dernière portait, gravé sommairement dans la façade, l’insigne universel de bienvenue des auberges, des couverts croisés surmontés d’un gobelet. Il fut immédiatement surpris d’entendre ce qui ressemblait au son d’un petit écoulement liquide permanent. De l’eau à l’air libre dans un tel lieu ? Il fit rapidement le tour en longeant le mur, glissa sur une flaque et vint percuter un abreuvoir taillé dans la masse. Il réussit à ce moment l’exploit de jurer contre tous ses dieux et l’hématome qu’il venait de s’octroyer sur le genou, et de remercier dans le même temps ces mêmes dieux de l’aubaine que cette mânes représentait. Plus direct, et beaucoup moins expressif, son compagnon équin se contenta de plonger sa tête jusqu’à la crinière pour se rafraîchir et boire à satiété.

Après avoir reproduit l’exercice à son échelle, il décida que cette énigme pourrait aussi bien être résolue le lendemain et il se mit en quête d’un lit. Poussant la porte battante, qu’il devinait juste derrière, il alluma sa lanterne de voyage. Malgré la faible luminosité, il constata que la maison ne comportait qu’une pièce principale, sans fenêtre, probablement pour se protéger de la chaleur pendant la journée. En son centre, une petite fontaine suintante. Son eau était tiède mais claire. Autour, des présentoirs de pierre contenaient des creusets emplis de fruits séchés. Dans des alcôves, sur un des murs, quelques couvertures légères étaient à disposition. Tout semblait lui dire : « Sers-toi, reposes-toi, tu es chez toi, nous viendrons bientôt t’accueillir. »

Il succomba à l’appel de la couche de toile, épaisse de végétaux secs, qui l’attendait dans un des recoins. En quelques instants, il s’endormait, comme un enfant, laissant ses pensées l’emporter vers l’espoir des prochaines rencontres.

Lorsqu’il s’éveilla, la journée était déjà bien entamée. Il piocha quelques figues et amandes, but quelques gorgées et se dirigea vers l’extérieur. A part le claquement des sabots du débrouillard qui avait trouvé deux maisons plus loin un enclos couvert, avec un autre de ces abreuvoirs, il n’entendait aucun signe d’activité. Inquiet, il prit la précaution élémentaire de draper son foulard sur la tête, monta ses verres fumés pour se protéger les yeux, et partit explorer la blanche cité.

Personne ! Pas âme qui vive ! Oh, il reconnu vite les lieux d’études ou de réunion, les vergers abrités artificiellement ou encore les systèmes de capture d’humidité de l’air. Il s’émerveilla du système de canalisations et de distribution d’eau, brillant de simplicité dans son cycle perpétuel d’écoulement, nivellement et redistribution. Pas besoin de pompe ici. Pas de stagnation non plus avec ces suintements à la base, si vite asséchés. Oui, c’était brillant. Il ne manquera pas d’eau ici.

Il s’effara devant le cimetière à ciel ouvert et ses rangées bien ordonnées de stèles sans sépulture. Il comprit vite qu’ici, il était impossible d’enterrer les défunts. Ils étaient laissés à l’air libre, dans une zone protégée de la vue, mais en plein soleil. Les corps devaient se dessécher rapidement et les os s’user au vent. Celui-ci était particulièrement renforcé dans cette zone, confluence de courants ascendant et descendant le long des parois de l’immense cratère.

Dans l’espace de culture, il identifia les conséquences d’un abandon de longue date. La végétation, à la croissance non maîtrisée, avait reprit ses droits jusqu’aux limites de la protection fournie par la couverture du toit de branchages tressés. Cela lui prendrait des semaines pour tout mettre en ordre, discipliner les plants, organiser son futur garde-manger. C’est également là qu’il découvrit avec délectation la présence d’une ruche en activité, ainsi que des signes de passage frais de volailles, chienlit encore humide et une sorte de poulailler empli d’un fin duvet qui n’aurait pas résisté au temps. Effrayées par sa présence, elles avaient dû se cacher à son arrivée. Il se mettrait en chasse plus tard.

Il ne trouva pas de bibliothèque, de journal d’activités ou de récit sur l’histoire de la petite ville. Les mystères perdureront. Et, à la réflexion, cela n’était pas surprenant. Les hommes ici devaient vivre en autarcie autant que possible, limitant les échanges avec l’extérieur. Comment auraient-ils fait pour se procurer du papier ou encore de l’encre ? Ils n’étaient pas équipés pour le fabriquer eux-mêmes. La tradition d’enseignement devait être essentiellement orale. Dommage qu’il n’y ait plus de professeur.

Le dernier d’entre eux, il le trouva sur une couche, squelette bien blanc, intact et parfaitement nettoyé, les bras croisés sur la poitrine en une dernière prière. Il était mort seul. Personne n’avait veillé sa dépouille. Ce serait l’une de ses toutes premières tâches, s’assurer de son rapprochement avec ses frères en exil, graver la pierre tombale d’un inconnu.

Le poids de sa situation l’accabla subitement et il s’écroula sur le sol poussiéreux. Subjugué par l’image du sort qui l’attendait, il tenta en vain de retenir ses larmes. Ses aspirations ne valaient guère mieux qu’une chanson. Lui, le prince déchu par un père ne comprenant pas sa volonté d’indépendance, sa curiosité intellectuelle et son envie de changement, n’avait d’autre possibilité que de rester là. Il avait préféré l’exil à la sentence d’une mort rapide dans les cachots du monarque, pas la solitude. Les bras encerclant ses jambes fatiguées, les poings serrés sur cette frustration supplémentaire, il se résolu à l’évidence. Il ne pouvait même pas bénéficier du réconfort d’une incertitude, d’un doute ou d’un espoir. Sa fin serait longue et cruelle, car il n’abandonnera jamais. Le pouvoir de cette sorcière était bien réel. Il était maudit. Maudit !!

« Noooooooon », fut la dernière parole que les esprits mauvais, chargés de le tourmenter, l’entendirent proférer.

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