Challenge d'écriture n°31- Texte n°3

Lothar

Minuit moins cinq.

L’oeil électronique de la caméra s’ouvre. Sa vision panoramique scrute une voûte de béton massif et de roche nue, vivement éclairée par des veilleuses de secours. On devine des sources lumineuses au plafond tandis que d’autres sont fixées aux parois, dans le champ de vision de la sentinelle. Le veilleur automatisé se trouve à un angle de la cathédrale de pierre, offrant une vue distordue mais complète de la nef. Les murs sont peints de frais, le sol régulier et lisse est marqué de motifs simples tracés en jaune et noir, délimitant des espaces de circulation, de stockage et de stationnement.

A l’extrémité gauche de sa vision cyclopéenne se profile une porte métallique circulaire massive, tandis qu’un tunnel s’enfonce dans l’ombre sur sa droite. Preuve de la taille imposante de l’édifice souterrain, des engins d’excavation sont parqués le long de la paroi mais laissent un large accès au portail blindé. Sur le mur directement opposé au dispositif de surveillance se trouvent un unique panneau au lettrage impeccable signalant « Chicago Civil Defense Shelter » et une horloge chromée dont les aiguilles indiquent obstinément minuit moins cinq.

Minuit moins quatre.

Depuis des milliers d’heures de surveillance, rien n’a dérangé la quiétude du lieu, nul n’a foulé le sol parsemé de gravats et d’outils rouillés. Nul n’a posé la main sur le tabernacle d’acier hermétiquement clos ni réveillé les engins immobiles sous leur linceul de poussière.

La chapelle de pierre est faiblement éclairée. Peu d’ampoules grillagées ont passé l’épreuve du temps. Les survivantes clignotent et ajoutent leurs éclats vacillants à l’apparente désolation des lieux. Des infiltrations d’eau ruissellent sur les murs ternis et poreux et tombent du plafond goutte à goutte, faisant éclore de petits bourgeons calcaires sur le sol brillant.

L’humidité fait son œuvre, attaquant même l’énorme portail de sa morsure implacable. Face au veilleur taciturne, sous le panneau rouillé, l’horloge rongée par l’oxydation affiche l’heure inlassablement. Patiemment, la sentinelle poursuit sa garde du mausolée.

Minuit moins trois.

Malgré la poussière épaisse qui s’accumule sur son orbite fixe et trouble sa perception, l’oeil ne dort pas et reste alerte. Les raies lumineuses de phares percent l’obscurité du tunnel et bientôt une demi douzaine de camions bâchés débouche en file indienne dans la catacombe. Les pneus des engins broient les stalactites dans un silence de fin du monde. Aucun son résonnant sous la voûte ne parvient aux sens limités du veilleur, mais des remous de poussière et de fumées d’échappements témoignent du cataclysme miniature qui se produit dans la crypte jusqu’alors inviolée.

Les véhicules s’immobilisent et des silhouettes menaçantes en jaillissent. Les hommes vêtus de treillis et de brelages de cuir se déploient avec l’agilité de félins alors que leurs casques d’acier jettent des reflets menaçants dans la pénombre et que leurs brodequins martèlent le sol sans un bruit.

En quelques secondes, des dizaines de faces patibulaires sont alignées face à l’objectif. Un homme coiffé d’un képi et à la poitrine bardée de médailles passe en gesticulant dans les rangs, puis s’approche d’un terminal encastré près de la porte monumentale. Après avoir activé les commandes d’ouverture du sas, il se retourne vers les hommes au visage de marbre et s’agite de plus belle tandis que le disque blindé se met en mouvement pour la première fois depuis des années. Il semble tout d’abord être aspiré dans le mur, puis se dérobe rapidement dans un compartiment blindé en roulant sur lui même. Une vague hésitation semble parcourir les rangs des bidasses alors que la vision de la caméra vibre et que des gravats tombent du plafond.

Quand la grotte cesse de trembler, l’orateur achève sa harangue muette et les soldats se déploient. Dans un ballet synchronisé ils entreprennent de déblayer la nef, de décharger du matériel des camions et d’investir le souterrain qui leur est livré.

Minuit moins deux.

Devant l’oeil impassible défilent de petits groupes d’hommes et de femmes, encadrés par des militaires en armes et traînant derrière eux enfants et bagages. La tension et le soulagement, la joie et la tristesse se lisent sur les visages. L’apparence de ces nouveaux venus les distingue des gardes rigides qui les guident : les hommes sont vêtus de complets sombres, de vestes longues et de chapeaux. Ca et là, une paire de lunettes rondes, une mallette de cuir ou une pipe différencie de justesse ces hommes austères, apparemment sortis du même moule que les encasqués kaki. Les femmes dans leur toilette du dimanche, coiffures frisées achevées dans l’urgence, trottent à petits pas anxieux en entraînant leurs marmots apeurés ou hilares accrochés à leurs jupes.

Tout au long de cette procession, des regards sont jetés par-dessus les épaules, l’attention des soldats semble également se porter plus sur les tunnels sombres que sur le troupeau, comme si une menace inconnue pouvait en surgir à tout moment pour s’interposer entre ces hommes et la porte vers laquelle ils se hâtent.

Minuit moins une.

Devant la porte circulaire mi close, un cordon de sécurité est formé. Des militaires abrités derrière leur lourd bouclier anti-émeutes, la visière de plexiglas de leurs casques rabattue sur leurs visages tendus, tiennent en respect la foule disparate qui a envahi l’antichambre de l’abri.

Alors que la marée humaine se presse contre le barrage des forces de l’ordre, un deuxième cordon d’officiers se déploie en retrait, avant de se hérisser de fusils. Au spectacle des armes qui se pointent vers eux, le vernis de la civilisation qui recouvre les réfugiés s’ébrèche, libérant leur nature d’animaux terrorisés. Des individus s’agitent, invectivent, puis bousculent la rangée de boucliers. La réponse ne tarde pas, les matraques de bois repoussent les premiers assaillants, entraînant une escalade dans la riposte.

Bientôt la nef est saturée de gaz lacrymogènes et les gueules des armes aboient en silence. Profitant du reflux anarchique des civils, les troupes ordonnent leur repli dans l’abri et enclenchent la fermeture du sas.

Quelques hommes bien bâtis se jettent sur l’ouverture qui se resserre mais sont fauchés par des tirs provenant de l’intérieur. Un de ces désespérés parvient malgré tout à s’introduire dans l’abri et y disparaît, tandis qu’un dernier homme en bras de chemises tente de maintenir l’engrenage ouvert. La chair et les os luttent vainement contre plusieurs tonnes d’acier jusqu’à la conclusion inévitable et inesthétique de ce combat perdu d’avance. Après un bref mouvement de recul, la foule se rue à nouveau sur le portail clos et le martèle du poing, du plat de la main, en vain. Des heures durant, l’appareil sans âme enregistre patiemment chaque contorsion, chaque poing levé, chaque cri muet.

Minuit.

Ils sont moins nombreux à présent. Las ou résignés, beaucoup on repris la direction des tunnels. Leur regard est froid et déterminé. Quel que soit le destin qui les attend dehors, ils vont à sa rencontre en abandonnant toute crainte et tout espoir.

D’autres s’acharnent et occupent le souterrain. Les commandes d’ouvertures de la porte ne répondent pas à ceux qui tentent de les manipuler, pas plus que ne répondent les occupants de la crypte fortifiée. Quelques hommes et femmes, escaladent les véhicules garés le long du mur, viennent agiter des pancartes sous l’oeil imperturbable. Leurs visages déformés par la terreur articulent des supplications, des menaces, des insultes. La caméra compile consciencieusement chacun de leurs slogans, chacun de leurs traits bestiaux, chacune de leurs pupilles dilatées.

Dans le souterrain transformé en chapelle, les prières et les pleurs résonnent sans bruit ; l’horloge vient de marquer l’heure fatidique. Une brise légère soulève la poussière du sol, les vêtements et les cheveux fument avant de prendre feu, les peintures murales et les peaux se cloquent. Bientôt les groupes en prière et familles serrées dans l’attente ne sont plus que des torches figées, encore inconscientes de leur sort. Puis vient le souffle, la désintégration, l’oubli. Alors que les engins de chantier et les camions abandonnés sont soulevés, retournés et vrillés par une force colossale, les squelettes noircis et friables se volatilisent dans une mer de feu. Un magma de débris de toutes sortes est projeté contre la porte, la scellant sous un monceau de carcasses et de roches. La caméra vacille sous les coups, sa vision se trouble sous l’effet de la chaleur, puis dans une dernière vision fugitive de formes humaines décalquées sur les murs noircis, une suie épaisse engloutit toute la lumière et aveugle à jamais ce témoin silencieux.

Les commentaires sont clos.