Challenge n°14 – Texte n°1

Hellspawn

« Là logiquement, ça devrait marcher !”
Tels ont été, mes bien chers frères, les derniers mots de notre regretté Frère Elmüt Mungenbauchen.
“Là lo-gi-que-ment, ça devrait marcher !”
Retenez bien cette tragique leçon, mes très chers frères : ça peut en effet “marcher”, articula l’orateur en habillant le terme d’assez de précautions pour ne pas se l’approprier. Oui, cela peut “marcher”, je vous le dis mais, en aucun cas, “logiquement”. Non, oh non, mes frères, non ! La “logique” n’est en rien compatible avec notre secteur d’activité, mes frères ! La “logique” est l’ennemie de notre activité, son antithèse, l’oméga de son alpha ! Jamais, ô grand jamais la logique ne pourra interférer avec nos travaux, mes frères ! Nous défions la logique, défions les convenances étriquées des lois scientifiques communes, défions l’ordre établi et les poncifs du rationalisme. Nous ne sommes pas de quelconques savants fous mégalomanes, mes frères. Non, oh, non, non…
L’Ordre Marginal du Renouveau Mutagène de Sigmar a fait de nous les Frères Pénitents de la Sainte Alchimie Divine, mes frères. Notre matériau premier est lui-même absent de tous les ouvrages scientifiques contemporains ! La Sainte Malepierre Mutatrice fera de nous les pionniers de la nouvelle étape dans l’évolution de l’humanité telle que voulue par Sigmar en cette Cité sanctifiée par la double comète. Seul le Divin s’exprime par elle, elle échappe à la misérable “logique” humaine !
Frère Rufus ici présent est parmi nous pour témoigner de la vanité des démarches scientifiques de Frère Elmüt en ces territoires où seules la rigueur et la foi peuvent guider nos pas inspirés vers l’apothéose de l’évolution en un homme meilleur !
Frère Rufus … ? »

Rufus, la trentaine bedonnante, la lippe pendante et le cheveu rare mais dissipé, monta péniblement sur l’estrade et ravala une boule de salive grosse comme un poing d’enfant devant le collège de ses frères de laboratoire…

Cela faisait six jours à peine que ces derniers l’avaient recueilli après le lâche et déchirant abandon dont il avait été victime.
« Un simple d’esprit n’est que pureté et innocence, avait clamé l’un d’entre eux, recrutons-le et il nous guidera vers le Divin ! Gloire à l’Ordre ! ».
Rufus n’y avait rien compris mais ces gens, bien qu’un rien limités apparemment, lui prodiguaient soins et attentions. Après tout, c’était tout ce qu’il demandait…

Son intervention publique d’aujourd’hui n’avait rien d’improvisé, il était prévu depuis hier que son témoignage vienne étayer les propos du prêcheur et Rufus avait donc préparé, en bon élève consciencieux, quelques artifices pour illustrer son propos.

« Bon… vous voyez ? Ca, ça, ben c’est un rat, ça oui, dit-il en exhibant à la foule avide de révélations une petite cage renfermant ledit rongeur
– Un rat est un être simple et à l’intelligence frustre, vierge de tout péché et ignorant du mal clama une voix dans l’assistance, suivons-le et il nous guidera vers le Divin ! Gloire à l’Ordre !
– Euh, ouais, ben ce rat, c’était le frère du sujet qu’il a pris pour son expérience, M’sieur Elmüt. Que lui aussi, il disait comme ça que de toutes façons, c’était qu’une bête sans reproches à lui faire et que donc, ben… la Malepierre devait pas en faire grand-chose de dangereux, donc bon ben… il a euh… comment ? … il a approché le rat de la pierre, ça oui, et puis bon, ben, il a fait le rituel et tout et puis, ben, y’a eu… rien. Enfin si mais pas tout de suite alors parce que bon, comme que ça avait pas marché, le Frère Elmüt, il s’est fâché tout rouge et il a dit que si c’est comme ça ben qu’il allait “mélanger les deux composantes”, qu’il a dit et que “là logiquement, ça devrait marcher !”. Alors, il a agrippé la pierre comme ça et il l’a plantée dans l’œil de la bestiole comme ça. »

Alliant le geste à la parole, le brave Rufus enfonça de ses gros doigts de bon garçon le morceau de malepierre dans la cavité oculaire du pauvre animal, broyant l’œil, fendant le crâne et trouant généreusement le cerveau de la pauvre bestiole dans un bruit de crissement désagréable.

« Ah là mais bien sûr, érupta le prêcheur, mes chers Frères, bien sûr ! Tout comme moi, vous savez que l’influence de la Sainte Malepierre doit être longue et douce pour que la transformation se passe bien et mène en douceur vers l’accomplissement de la potentialité de l’individu, mes frères. Jamais un contact franc n’augure quoi que ce soit de bon. Le contact, c’est mal ! Quant à mélanger le sang du sujet à la Sainte Pierre, au-delà du blasphème, cela confine à l’inconscience ! Les mutations ainsi produites ne peuvent, mes frères, qu’être des abominations sans nom ! Oui, oh là oui !
– Ca oui parce que ben, d’abord y’a rien eu puis quand on se préparait à balancer le cadavre du rat, ben, il a recommencé à bouger et puis il a grandi et tout changé et tout et puis moi, ben je me suis carapaté, ça oui mais M’sieur Elmüt, lui, ben le rat (qui devait faire dans les deux bons mètres, alors) ben il lui a carrément écrabouillé tous les os avant de foutre le camp en traversant un mur alors bon… c’est pas un truc à faire, quoi. »

Débuta alors un de ces moment comme suspendus dans le temps où l’on sent poindre dans tous les esprits présents l’émergence d’un “uh-oh…” approprié.
Les Frères s’entreregardèrent puis fixèrent avec horreur le pupitre où trônait la cage du rongeur dont les barreaux cédaient déjà un à un sous les effets de la pression. Distrait, Rufus nettoyait à cet instant le sang sur le revers de sa main de quelques coups de langue, n’osant s’essuyer sur la jolie tunique de l’Ordre qui lui avait été attribuée.

La cage éclata, le rat se tint debout. Il tua le prêcheur d’un geste.
Rufus fut prit de convulsions. Il bava. Ses vêtements cédèrent. Il eut envie de fromage. Des cris, des pleurs, du sang par tonneaux entiers et deux rats gigantesques jouant à celui qui refaisait le plus rapidement la décoration des lieux façon boucherie barbare.
« Le sacrifice de soi est un acte pur et désintéressé, il nous guidera vers le Divin ! Gloire à l’Orrrrraaaaaargh eurgh, clama une voix ».

Lorsque le calme fut revenu, Rufus, nu comme un ver, errait parmi les corps et les décombres, de longs poils luisants tombant par touffes de son corps. Une envie persistante de ronger de vieux livres lui trottait dans la tête.

Attirés par les bruits de combat, des Répurgateurs firent bientôt irruption dans la salle et se figèrent devant l’horreur de la scène.
« Par toutes les flammes de la purification, quel carnage !
– Et regarde ce pauvre hère. Un jeune simple d’esprit. La pureté le protège de tous ces dangers. Eh bien, tu vas bien, mon grand ?
– Ca oui, Monsieur ! Mais pourquoi je suis tout nu ? »

Tout en bredouillant qu’il n’en savait rien, le capitaine répurgateur désemparé jeta sa cape sur les épaules de Rufus.

« Mais dites, euh… j’ai plus de chez moi pour le moment, vous pourriez peut-être m’accueillir un peu parmi vous, non ? Ce serait gentil. Ca oui, ce serait gentil ! »

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