Challenge n°20 – Texte n°1

Lothar

Sniffel observait d’un regard voilé par les larmes et la fatigue le dernier obstacle qui le séparait de la terre promise. Il était le dernier de sa Tribu. S’il réussissait, il resterait seul et mourrait seul au Paradis. Amère serait la victoire, semblable à celle d’un conquérant qui gagne un trône en sacrifiant toutes ses armées. Mais s’il ne tentait pas la traversée, il mourrait encore plus sûrement et le sacrifice des siens aurait été cent fois inutile. Les larmes roulèrent de ses yeux noirs le long de son museau frétillant, à la pensée de tous ses enfants perdus lors du périple et de sa compagne qui avait renoncé à vivre et s’était jetée dans la gueule d’un renard.

Sniffel releva la tête et scruta les nuages de plomb. Le soleil se couchait, embrasant les cieux de ses épées enflammées. Sous les nuages d’orage et les dernières lueurs orangées dardant les cimes, le rongeur avait l’impression de vivre le Rabb Narok, le Crépuscule des Lapins. Il dressa ses deux oreilles duveteuses en signe de défi, jeta un regard résolu sur la bande d’asphalte qui défigurait la plaine et fit un pas en avant.

Il n’était pas le premier à braver cet ouvrage infernal. Bien d’autres l’avaient tenté auparavant. Il était difficile de savoir s’ils avaient réussi car aucun n’était revenu. Excepté un. Un de ses cousins était parti à l’aventure l’année précédente. On l’avait retrouvé peu de temps après, horriblement mutilé et le dos brisé, à quelques lieues des terriers du Clan. Avant d’expirer, il avait pu raconter son périple et ce qu’il avait vu au-delà de la barrière démoniaque. Blessé lors de la traversée, il était arrivé de l’autre côté, y avait entrevu un Paradis vierge d’Humains, riche et verdoyant.

Conscient qu’il était blessé à mort, conscient de l’espoir qu’il apporterait à son peuple exterminé par l’avancée des Hommes sur leur terre ancestrale, il choisit de rapporter la nouvelle et de mourir parmi les siens. Il survécut par miracle à la traversée retour de la rivière pétrifiée et se traîna jusqu’à l’endroit où ses frères le trouvèrent.

Depuis des lunes, le Clan était harcelé par les Hommes qui sans cesse s’établissaient sur ses territoires, détruisaient ses habitats, le réduisaient à la famine et tentaient même ouvertement de l’exterminer. Les rongeurs, déjà menacés par des fléaux et des ennemis naturels, envisageaient déjà l’extinction lorsque l’explorateur martyr vint leur redonner espoir.

Lorsqu’il posa la première patte sur l’étendue goudronnée qui serait sa dernière épreuve, Sniffel chassa de son esprit les souvenirs tragiques qui l’habitaient. Il n’y avait plus de place pour l’introspection, l’heure était à l’action. Face à un ennemi inconnu, ses réflexes et toute sa concentration seraient ses meilleures armes.

Il commença à trotter sur la surface grisâtre rendue brûlante par une journée de plein soleil estival. Chacun de ses bonds lui arrachait une douleur indicible mais il ne renonça pas. Sa truffe s’agitait, captant des odeurs familières ou inconnues, mais toutes de mauvais augure. Ce no-rabbit’s-land suintait la mort et le soufre, les vapeurs d’hydrocarbures se mêlant à d’infimes fragrances de putréfaction.

Les agonies de centaines de petits animaux qui avaient eux aussi tenté la traversée perduraient longtemps après que les intempéries et les insectes aient fait disparaître leurs frêles enveloppes mutilées. La mort était tangible, palpable, malgré les relents de plomb, de gomme et d’huile. Le rongeur ressentit un grand trouble dans l’équilibre de ces lieux, comme si des milliers de voix hurlaient de terreur. Cette sensation lui coupa le souffle et le paralysa net.

Soudain il sentit le danger. Ce fut d’abord une légère vibration dans ses pattes, puis il perçut un grondement lointain. Reprenant ses esprits, il s’élança dans une course effrénée vers l’autre côté de la rivière pétrifiée. Il y eut un rugissement effroyable, une masse sombre passa en grondant dans son dos, déplaçant tellement d’air que le lapin en fut déstabilisé. Sniffel était terrorisé. Les créatures démoniaques l’avaient pris en chasse et lui coupaient toute retraite. Il n’avait plus d’autre choix que d’avancer.

Tandis que la première vibration décroissait, il en ressentit deux autres qui allaient crescendo. Les prédateurs sans âmes se ruaient pour la curée. De toutes ses forces, Sniffel reprit sa course effrénée. La première entité lui rasa le museau, semblant avoir fait un écart pour l’éviter. L’instinct du rongeur le fit se recroqueviller sur lui-même, ce qui lui sauva la vie lorsque la deuxième créature fonça sur lui. Petite boule de poils grelottante de peur, le lapin échappa à une décapitation en règle quand l’ombre passa à quelques centimètres au dessus de son crâne.

Quand le fracas de mort s’éloigna, Sniffel se jeta en avant, les yeux mi-clos et la mâchoire serrée. D’autres créatures approchaient et sa chance ne durerait pas éternellement. Quand il ne sentit plus sous ses coussinets le matériau rugueux de l’ouvrage démoniaque, mais la douceur de l’herbe fraîche, il ralentit, puis s’arrêta totalement. Reprenant son souffle, le rongeur détailla le paysage qui l’accueillait.

A perte de vue s’étendaient des collines verdoyantes, riches en jeunes pousses et racines comestibles, en arbustes sous lesquels s’abriter. Des mouvements attirèrent son regard. De jeunes lapins gambadaient en liberté, sans crainte des prédateurs. Lorsqu’ils s’aperçurent de sa présence, ils s’assirent et agitèrent leurs oreilles en signe de bienvenue. Comme dans un rêve, il se vit leur rendre leur salut alors qu’ils venaient à sa rencontre. Il fut soudain secoué de frissons et ses joues se couvrirent de larmes. Il pleurait sans retenue, de douleur et de fatigue, mais surtout de la joie d’être vivant.

Sniffel avait réussi, il avait atteint le terme de sa quête. Rompu par les efforts et la fatigue nerveuse, il s’accorda enfin un bref repos. L’herbe grasse s’offrait à lui, il s’y étala de tout son long.

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