Challenge n°21 – Texte n°2

Linuial

L’obscurité était déjà là depuis une heure mais de toute façon, à cette époque de l’année, il ne vivait plus que dans le noir. Le matin à six heures, il faisait encore nuit. La journée au bureau, les stores étaient constamment baissés du fait de son crétin de collègue qui ne supportait pas le moindre reflet sur son écran. Enfin le soir, souvent à la traine dans ses dossiers, il ne sortait jamais assez tôt pour voir le soleil se coucher. Ce fois-là ne faisait pas exception et il se mangea deux heures supplémentaires dont il ne verrait jamais la couleur… En tant que prestataire externe, il ne pouvait pas se garer sur le parking de la boîte et était obligé de prendre les transports en commun pour venir travailler. Ca lui doublait la durée de son trajet. Quitte à mettre des plombes et plutôt que de rentrer tout de suite chez lui, il décida d’aller faire un crochet au troc de la rue des gazelles.

Ses potes de comptoir étaient déjà là et le patron lui servit un sourire gras : « Alors, encore une journée de chiotte mon vieux ? » Il soupira comme à son habitude et commença à vider son sac petit à petit jusqu’à ce que les vannes soient grandes ouvertes. Au début, il ne parla que de son boulot et de ses collègues. Des autistes qui le snobaient sans remord. Il aima à leur casser du sucre sur le dos et continua sur sa lancée pour critiquer activement son reptile de chef. Le barbu grisonnant qui maintenait le comptoir debout secouait frénétiquement la tête, semblant parfois acquiescer à ses propos. Son exposé était ponctué de nombreux « moi je », « ça serait moi » et de « tous des pourris » car inévitablement arrivait les sujets politiques. En plus du barbu, trois consommateurs vétérans participaient activement, provoquant moult débats et réflexions hautement spirituelles. Vers la fin de la soirée, arrivait le sujet désastreux des femmes et de la vie sentimentale.

Finalement à court de munition, il avait tout donné. Un peu éméché mais certain d’être l’homme de tous les défis que l’on avait honteusement évincé par jalousie, il paya fièrement ses consommations. La démonstration avait été faite une fois encore que le monde à l’extérieur du bistrot n’était rempli que de lâches et de parvenus, aussi se mit-il en route pour prendre le dernier wagon jusque chez lui. Dehors il n’y avait pas de vent, ce qui donnait pour la saison une impression de douceur insolite. Il lambina et dut courir pour attraper le train. Dans le compartiment, en plus de quelques couches-tard, il remarqua une jeune femme qui lisait un roman à couverture couleur crème. Il l’a trouva belle et s’imagina la charmer tel un Apollon irrésistible à l’éloquence rare. C’est alors qu’ils arrivèrent.

Bruyant, bariolés de couleurs vulgaires et accompagnés d’une musique forte, les deux jeunes envahirent le wagon. Ils se dirigèrent vers la femme, bousculant et gueulant sur les rares passagers. Il les vit l’agresser et la secouer. La peur lui tordit le ventre et son regard rencontra ses genoux. La femme appelait à l’aide mais n’écoutant que son courage qui ne lui disait rien, il évita d’intervenir. De longues minutes plus tard, vint un arrêt. Les voyous giflèrent la fille, prirent son sac et sortirent en n’omettant pas d’insulter copieusement tout le monde. Le silence tel une gélatine collante semblait avoir envahi le compartiment. La fille sanglotait mais il ne l’entendait pas.

Plus tard ou juste après, il arriva chez lui. Dans son lit, une femme dormait depuis plusieurs heures. Il préféra rester dans le salon pour s’effondrer dans un fauteuil miteux hérité de sa grand-mère. S’invitant entre ses oreilles, un fantasme prit vie avec le train pour décors. Cette fois, héros de la production, il eut le cran et le talent de maîtriser les agresseurs. Sa tête essayait de le soulager ainsi, tel un exorcisme, mais le réveil n’en restait pas moins amer. Il resta longtemps à regarder son reflet dans l’écran de la télé. Son image était floue, déformée et grisâtre, prisonnière de deux mètres carrés de plastique.

Cette nuit-là, il ne dormit pas. Pour le lendemain et pour tous les autres jours qui suivraient, il savait que le ciel lui serait à jamais caché.

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