Challenge n°22 – Texte n°6

Victor

Qui suis-je pour m’opposer à sa volonté ?

Son pistolet encore fumant braqué sur le front disloqué de l’homme étendu dans la boue, le commissaire se tourne lentement vers nous. Il se tient très droit, un pied sur la poitrine du cadavre, semblant ne pas se soucier des obus qui tombent autour de la tranchée. Le sergent a voulu nous éviter de charger dans cet enfer, de suivre l’ordre absurde d’un état major sanguinaire. Et il est mort. Lui seul a eu le courage de protester, en dépit des conséquences qu’il connaissait parfaitement.
Serrés les uns contre les autres, adossés la paroi terreuse, nous n’osons pas faire un geste. Piégés sur ce monde qui n’est plus qu’un vaste réseau de tranchées écrasées sous les bombes, nous n’avons que deux choix: mourir de la main des rebelles ou de celle du commissaire.

Il balaye à présent nos rang de son regard froid et impitoyable, son regard de tueur sans âme. Aucun de nous n’ose baisser les yeux. Il se lance alors dans une harangue enflammée sur l’honneur, le sacrifice et le devoir. Entre le sifflement des obus et le tonnerre des explosions, je l’entend à peine. Je redoute pourtant le moment où il se taira: cela ne pourra signifier qu’une chose. Constatant le peu d’effet qu’ont ses paroles, le commissaire furieux braque soudain son arme sur nous et tire plusieurs fois en hurlant. Nous n’avons plus le choix. Laissant derrière nous le corps du malheureux abattu au hasard, nous ramassons nos armes et fonçons à découvert. Je sens ses yeux dans notre dos et entend le bourdonnement de son épée tronçonneuse.

Alors que nous chargeons à travers les nappes de fumée, l’artillerie tonne de plus belle et les mitrailleuses donnent de la voie. La terre soulevée par les obus vole en tous sens, bientôt accompagnés par des morceaux de chair.
Je cours en zigzags, trébuchant dans la boue mêlée de sang, assourdi par le vacarme apocalyptique des déflagrations. Une balle rebondit sur mon casque tandis qu’une autre frôle mon tibia, mon sang gicle sur mon treillis. Je m’effondre en hurlant de douleur dans un cratère rempli d’eau, au côté des corps à peine reconnaissables de mes camarades. Une volée de shrapnells passe au dessus de ma tête tandis que je continue à avancer en rampant, mes coudes dérapant dans la glaise. Mes oreilles bourdonnent, mes yeux sont voilés de larmes.
Une poigne de fer me saisit par le col et me relève sans ménagement. Sans un mot, le commissaire me lance en avant. Je reprend tant bien que mal ma course titubante, autant pour attaquer que pour fuir ce dément.

Nous débouchons soudain dans le champ de barbelés qui précède la tranchée adverse. Trop proche de leurs lignes pour êtres bombardés, nous continuons à courir. Les pointes acérées s’agrippent à nos treillis et à nos chairs tandis que les mitrailleuses nous déciment. Des mines explosent. Des hommes tombent autour de moi, criblés de tirs. Nous vacillons sous le feu ennemi, notre avance est enrayée. Les cris des mourants emplissent l’air.

Un silhouette se dresse dans la brume. Le commissaire nous a dépassé et charge à présent l’épée au clair, comme invulnérable aux balles qui sifflent autour de lui. Je vois distinctement une bruine écarlate jaillir de son épaule, mais il ne ralentit même pas.
Nous nous relevons comme un seul homme et courons à sa suite. Nous parcourons les derniers mètres qui nous séparent de la tranchée en poussant notre cris de guerre. Des grenades explosent, forçant les rebelles à baisser la tête. Je lâche une rafale du haut du remblais avant de sauter parmi eux.

Le corps à corps fait rage dans cet espace exigu. Des coups de feu claquent, des hommes vautrés dans la boue se massacrent à coups de poignards ou même à mains nues. Ce ne sont plus des hommes, ce sont des bêtes sauvages. Un rebelle se rue sur moi, une pelle levée pour me fendre le crâne. Je pare tant bien que mal ses coups avec le corps de mon fusil, je recule sous l’assaut et tombe à la renverse. Emporté par son élan, il trébuche et s’étale sur moi. Il a lâché son arme et tente à présent de m’étrangler. Mon fusil est coincé entre nous deux, inutilisable. Je rue sauvagement et hurle comme un possédé, nous roulons sur le côté dans une gerbe d’eau boueuse. C’est à mon tour de le plaquer au sol, je vois l’eau gicler dans ses yeux bleus aux pupilles dilatées. Ses mains enserrent toujours ma gorge, mais je parviens à les écarter et à lui donner un coup de tête, de toutes mes forces. L’arrête de mon casque lui broie le nez dans un craquement atroce. Il gémit comme une bête, son sang macule mon visage. Je me redresse à demi, récupère mon fusil et lui abat violement la crosse sur la face. Encore et encore et encore.

Un crissement aigu derrière moi me rappelle enfin à la réalité. Je me retourne, étourdi, pour voir le commissaire achever le dernier rebelle. D’une torsion du poignet, il extirpe l’épée tronçonneuse du crâne de sa victime. Des fragments d’os et de matière cérébrale aspergent son uniforme.
Je me relève lentement, la tête me tourne. Mon regard parcourt le charnier qu’est devenu la tranchée. Le sol et les cadavres tordus qui le recouvrent sont maculés d’hémoglobine, comme s’il en avait plu.
Le commissaire est monté sur un abri en rondins. Les bras ballants, ils lève vers le ciel un regard extatique. Un sourire s’étale sur ses lèvres alors qu’il entonne une prière à l’Empereur.

Ma décharge de laser lui déchire l’abdomen. Il s’effondre en grognant et glisse du toit de l’abri, répandant ses entrailles parmi les cadavres de ses victimes. Son long manteau forme un tas de chiffon grotesque autour de lui.
Je me détourne et le laisse agoniser.
Qui est-il pour m’imposer sa volonté?

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