Challenge d’écriture n°35 – Texte n°4

Alice

Infection de sang froid

Ploc… ploc… ploc…

Igor était tétanisé par la vision d’horreur présentée à ses yeux. Perché depuis plusieurs heures dans l’ombre d’une bouche d’aération, sur le toit du vieux musée de cristal de Bohème, il avait supporté l’orage sans broncher. Il n’entendait plus l’égouttement de son manteau détrempé sur les tuiles. Toute son attention se portait sur cette créature, qui venait de s’extraire du tombeau de Sergueï.

Il ne voulait pas donner de crédit à la rumeur qu’il avait entendue dans les bas-fonds de Prague. C’est pour ça qu’il était venu, pour infirmer les médisances, pour prouver à tous que son ami, un vampire de vingt-quatre générations, ne pouvait pas s’être fait déloger de sa demeure ancestrale par un vulgaire zombie.

Le choc de la réalité nue le paralysait. Il cherchait à comprendre. Il observait. Impossible pour lui de se détacher de ce spectacle. Ce n’était pourtant pas dans ses habitudes de se repaître des scènes de meurtres des autres prédateurs de la nuit. Avec les siècles, il préférait la séduction à la chasse. L’interaction avec les proies était plus longue, langoureuse et jouissive. Ça, c’était bon pour les débutants, les assoiffés, ou alors ces choses dépourvues de toute intelligence, de toute émotion.

Malgré son dégoût, il ne pouvait s’empêcher de suivre le lent rituel du zombie. Ses gestes s’exécutaient au ralenti, par mouvements saccadés. Il tournait inlassablement autour du muret délimitant le cimetière de quartier. Chose surprenante, il ne s’était pas jeté sur la première victime potentielle, une cycliste dont seuls les mains et le nez dépassaient de l’imperméable. Le temps passait, et les personnes aussi. Une heure avant le jour, il n’avait toujours pas choisi son repas, et poursuivait sa ronde.

Quand soudain, Igor entendit des rires étouffés, venant du coin d’une rue. Un couple apparu bientôt. Ils dansaient et tournoyaient au son d’une musique imaginaire, prolongeant le plaisir d’une fin de soirée. Il aurait reconnu Alexeï entre mille de ses acolytes. Il avait un style tellement aristocratique, presque français. La pauvre fille ne verrait vraisemblablement jamais l’aube. S’ils continuaient dans cette direction, ils allaient croiser le squatteur de sépulture. Il pourrait donc aller recueillir les impressions de son compère un peu plus tard, enfin, si ce dernier daignait se détourner un instant de son futur souper.

C’est le moment que choisit le zombie pour sortir de sa torpeur. Il se planta au milieu du trottoir et attendit bêtement que les deux autres approchent. Alexeï, avec toute l’arrogance de ses semblables, avait écarté la menace d’un coup d’œil. Encore un clochard ivre en train de s’oublier sur lui-même. Les volutes de puanteur qui se dégageait dans l’air froid montraient que ce ne devait pas être la première fois, Drakul sait depuis quand. Il entamait le contournement de l’obstacle par un pas de valse adroit quand le zombie se précipita sur eux et, d’une force inhumaine, les projeta une vingtaine de mètres en arrière.

La jeune femme s’écrasa tête la première contre la façade de l’immeuble, de l’autre côté de la rue, et retomba mollement au sol. L’angle original de son cou suggérait que son sang serait bientôt froid. Alexeï allait être furieux. Du haut de son perchoir, Igor esquissa un rictus. Voilà qui promettait finalement un divertissement agréable.

Loin de suivre le sort de sa compagne, le vampire, jaugeant immédiatement la situation, avait réussi une superbe volte aérienne. Après un rebond adroit sur le mur de pierre de taille, il s’était accroupi sur la lanterne du porche voisin, à quelques mètres au dessus du sol. Immobile, son manteau de cuir noir s’agitant sous ses bottes dans la bise naissante, il scrutait son agresseur. De son côté, la créature continuait son avancée vers lui, visiblement confiante et pas du tout impressionnée.

Le sourire s’effaça du visage blafard d’Igor. Les zombies n’attaquent pas volontairement des vampires. Ce n’est pas dans l’ordre des choses. Au fil des siècles, il avait bien eu connaissance de quelques combats, qui s’étaient tous soldés par le même résultat : exit le mort-vivant ! Il n’est, après tout, pas si difficile de s’en débarrasser : une bonne décapitation, suivie d’une crémation et s’en est terminé. Le comportement de celui-ci ne laissait rien présager de bon.

Le vent dégageait peu à peu les nuages restants, faisant par endroits luire la chaussée humide des reflets de lune et de néons. Autre incongruité, Igor aurait maintenant dû pouvoir deviner les traces d’humeurs visqueuses laissées par le zombie sur le sol. Invisibles, inexistantes. Il ne suintait pas. La putréfaction des chairs était pourtant évidente, avec le décollement parcellaire de certains muscles ou encore les morceaux de cuir chevelu pendants, accrochés par les nœuds des cheveux mi-longs.

Alexeï ne semblait pas avoir remarqué ces détails, ou alors se concentrait uniquement sur la menace. Ayant pris sa décision, il sorti un long filin d’une poche intérieure. Son arme fétiche était parfaitement adéquate. Il se redressa, en équilibre sur la pointe d’un pied et effectua un salto tendu pour atterrir dans le dos du mort-vivant, qui avait alors atteint la limite du cône de lumière. D’un geste rapide, il enserra le cou du prétentieux avec son cordon et commença son tour de force. Pris dans son mouvement, il remarqua à peine la rotation improbable de l’occiput de sa victime et se laissa surprendre par une morsure à l’avant-bras. Foutaises ! Cette chose n’espérait tout de même pas l’arrêter ainsi. En moins de quatre secondes, la tête partit rouler dans le caniveau alors qu’un coup ente les reins envoyait le reste du corps au milieu de la chaussée.

Sans perdre de temps, Alexeï se jeta sur le corps gisant de la jeune femme et lui arracha sa veste. En quelques instants il avait récupéré les vêtements secs et, avec l’aide d’un briquet hors de prix, les avait enflammés. Il en recouvrit les restes gigotants du zombie et recula de quelques pas pour contempler son feu de camp improvisé. Sa satisfaction pouvait se lire dans l’apparition de ses canines contre sa lèvre inférieure.

Igor se détourna du spectacle, content du sort réservé au violeur de tombe. Il se dirigeait vers sa propre demeure, pour éviter d’être coincé à l’extérieur au lever du jour, lorsqu’un cri de fureur le fit revenir sur ses pas. Dès l’impulsion du saut qui le ferait descendre du toit, Alexeï, maintenant en alerte, le reconnu. Il pointa du doigt le brasier de fripes éteint et le corps presque reconstitué du mort-vivant.

– Nous avons un problème, Igor.

– Et peut-être même encore plus que tu ne le crois. Je l’ai surveillé toute la nuit, celui-là. Et il ne s’en est pris qu’à toi, le premier vampire à passer. La conclusion évidente est que ce zombie ne s’intéresse qu’à nous.

– Étrange…

– D’autant plus qu’il s’agit de celui qui aurait soit-disant pris la place de Sergueï. Je l’ai vu de mes yeux sortir de son tombeau. Et cela m’inquiète, bien au-delà de la disparition de notre frère.

Les deux amis, pensifs, observaient le corps, poitrine contre terre, et ses soubresauts presque grouillants dans la tentative d’un rapprochement et d’un raccord avec la tête. Dans quelques minutes, il serait revenu à son état initial. Il fallait trouver une solution, et vite.

Alexeï leva le menton et reprit furieusement :

– Sommes nous stupides ou ralentis par l’âge de notre sang froid à moitié coagulé ?

– À quoi penses-tu ?

– J’ai senti une chaîne autour de son cou, lorsque je l’ai décapité, dit-il en retournant le zombie du bout du pied.

Il tira d’un coup sur les fripes anormalement sèches et rigides, et mit en évidence un superbe pendentif en or, en forme de dragon aux yeux incrustés de petits rubis.

– Et maintenant, Igor, me suis-tu ?

– Bon sang ! S’exclama ce dernier avec un sursaut de dégoût lié à la compréhension soudaine. C’est Sergueï !

L’effroi se mêlait à la fureur sur leur visages décomposés, alors qu’ils prenaient la mesure de la situation. Le bijou ne pouvait avoir été volé. Toute la communauté connaissait l’enchantement qui le liait à la famille de leur – deux fois – défunt ami. Ils en avaient vu la démonstration à maintes reprises. Porté par une personne n’étant pas de lignée Andronoff, les rubis se transformaient instantanément en saphir. Et Sergueï en était le dernier descendant.

Alexeï fut le premier à reprendre ses esprits. Il sauta et disparu derrière le muret du cimetière. Dans la minute, il était revenu, sa main gantée fumante de la croix de bois qu’il portait. Il l’enfonça violemment à l’emplacement de ce qui aurait dû être le cœur de la créature, tout en maintenant le reste du corps de tout son poids.

La masse de chairs putréfiées tressailli longuement et commença à s’affaisser. Igor se détourna de la scène lorsqu’une fumée gris-orangée à l’odeur insoutenable se dégagea. Il ne resterait bientôt plus aucune trace de son ami, à part le dragon, maintenant aux yeux bleus, et quelques bouts de tissus. Il leva le visage vers le ciel en une supplique impie et attrapa Alexeï par la manche. Le soleil pointerait vite ses premiers rayons. Il fallait se réfugier dans le tombeau le plus proche, celui de la victime.

Une fois la porte du caveau complètement obstruée, Igor s’installa au centre de la pièce sur un fauteuil confortable dans lequel, avec son ami, il avait si souvent refait le monde. Alexeï, lui, faisait les cent pas autour de la pièce, l’esprit visiblement en ébullition. Marquant finalement un arrêt, ce dernier décida enfin de partager ses préoccupations :

– Je suis désolé, Igor. C’est la fin pour nous.

– Je comprends, nous sommes dans une impasse.

– Combien de temps penses-tu que cela prendra ?

– Quelques heures, pas plus.

– Et après ?

– Après ? L’infection se sera propagée dans ton corps, au moins à partir de cette blessure, à ton bras. Tu te transformeras toi aussi en zombie avide de vampire. Étant à proximité, tu t’en prendras à moi. Je me défendrai, mais à la longue, avec cette faculté de reconstitution que tu auras, tu finiras bien par réussir à me contaminer. Et s’en sera terminé de nous. Te hacher menu ne changera rien. Il est probable que respirer de tes effluves suffise. De plus, je n’ai rien ici pour te tuer immédiatement. Et j’ignore s’il n’est pas déjà trop tard pour le faire.

– Et c’est tout ? On ne va rien tenter ?

– A vrai dire, je pourrais sortir et me suicider. Cela m’éviterait une déchéance certaine. Mais c’est philosophiquement très difficile pour moi.
Non, je pensais plutôt laisser un message explicatif, au cas où un vampire s’intéresserait à notre sort, nous échappe, entre dans le tombeau et puisse être informé. Je veux bien sûr dire, avant qu’il ne soit lui-même infecté et propage un peu plus cette gangrène.

– Tu pourrais me murer, attendre la nuit et t’enfuir ?

– Avec la force que tu as, je doute de réussir à faire quoi que soit que tu ne saches défaire, surtout avec le peu de moyens à disposition, répondit Igor en montrant d’un mouvement large l’ensemble de la pièce.

Un silence lourd s’installa entre les deux vampires. Après quelques minutes, Igor reprit :

– Crois-tu qu’ils comprendront ? Qu’ils trouveront une parade ?

Alexeï éclata d’un rire nerveux.

– Laisse moi être aussi optimiste que toi, Igor. Les humains n’ont jamais réussi à trouver quelque remède que ce soit. Sommes-nous meilleurs dans ce domaine ? Non. Donc s’en est fini de nos belles assemblées citadines. Il va falloir se cacher. Notre seul espoir est que les hommes les chassent de la même façon qu’ils le font avec nous. Ironique, non : faire chasser notre prédateur par notre proie !

– Effectivement ! Et maintenant… on attend ?

Alexeï afficha son plus beau sourire.

– Ne m’as-tu pas déjà parlé des joyaux de la cave de Sergueï ? Rien de tel qu’une bonne bouteille pour finir en beauté !

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