Challenge d'écriture n°29 – 2ème texte

Baal-Moloch

Fébrilement, il pénètre dans la pièce exigüe, prenant bien soin de ne pas faire grincer les vieux gonds de la porte et évitant de renverser par la même occasion une corbeille d’osier remplie à ras-bord de couches sales et nauséabondes.

Les rideaux sont tirés, il patiente quelques instants jusqu’à s’accoutumer à la pénombre ambiante. Puis, à pas de loup sur une moquette élimée, il s’approche du berceau au milieu de la chambre et, retenant son souffle, se penche dessus.

Trône ! Le voici donc ! C’est cette insignifiante petite boule rose paisiblement endormie qui doit causer sa perte, à lui, le Dictarque, le seigneur et maître d’un système solaire entier.

Tout comme son unique enfant, il n’a que quelques mois. Comment imaginer dès lors que cet être si innocent et si fragile puisse être un jour responsable de sa ruine et de sa déchéance ? Voilà qui est à peine croyable, impensable même !

Pourtant, le Tarot de l’Empereur est formel à ce sujet : le septième fils d’un septième fils provoquera la chute du régent. Il ne faut généralement pas prendre ce genre de prédiction à la légère.

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Il avait fallu du temps et pas mal d’argent, surtout des pots-de-vin, pour clairement identifier l’individu en question. Fouiller les archives gouvernementales et notamment les registres de naissance, glaner et recouper de nombreux renseignements, éliminer les fausses rumeurs, suivre beaucoup de pistes qui finissaient souvent en cul-de-sac.

Tout ceci, évidemment, sous le sceau du secret le plus strict. En effet, seuls quelques hommes de confiance enquêtaient pour lui. Et encore s’était-il assuré de bien compartimenter les informations recueillies afin qu’aucun d’entre eux ne puissent jamais deviner tous les tenants et aboutissants de l’affaire.

Divide ut regnes. Son père lui avait inculqué ce principe dès son plus jeune âge et il avait toujours su le mettre en pratique, que ce soit en amour, en politique ou en commerce, quitte parfois à commettre les pires bassesses. Ainsi n’avait-il pas hésité à faire empoisonner le devin qui lui avait rapporté la terrible prophétie.

Par tous les saints de Terra, il en avait déployé de l’énergie ! Son sommeil et sa santé en avait alors pris un sacré coup, les affaires courantes aussi, ce qui était de plus en plus difficile à justifier auprès de son entourage.

Mais enfin, pour son plus grand soulagement, la menace fut localisée. Quelle ne fut donc pas sa surprise d’apprendre qu’il s’agissait d’un nouveau-né ! Voilà qui changeait la donne, car il n’avait pas envisagé pareille situation. Que faire ?

Ça n’avait absolument rien de raisonnable, il le savait pertinemment, malgré cela il éprouva une envie irrépressible de le voir d’abord de ses propres yeux, de contempler sa future Némésis, avant d’arrêter la moindre décision.

Trouver un prétexte crédible n’avait pas été chose aisée. Cependant, il s’avéra que le père du bambin était un ancien membre des FDP grièvement blessé le mois dernier lors d’une émeute mineure dans les bas-fonds de la cité. De ce fait, Le Dictarque décida de lui décerner, ainsi qu’à plusieurs autres engagés afin de ne pas éveiller les soupçons, une médaille pour service rendu.

Sans prévenir, il se rendit donc de domicile en domicile à travers toute la vieille ville sordide avec une suite protocolaire restreinte pour éviter tout tapage médiatique. Il distribua les insignes et les citations comme des friandises, faisant peu de cas de la joie suscitée chez les pauvres bougres puisque lui ne pensait qu’à son seul et unique objectif.

Etait-ce par pure sadisme ? Ou peut-être pour la théâtralité ? Ou encore tout simplement pour retarder l’inéluctable échéance ? Toujours est-il qu’il avait gardé le meilleur pour la fin…

La cérémonie fut brève et, là encore, chargée en émotion. Le petit n’était pas ici : c’était l’heure de sa sieste. Affichant son plus beau sourire de façade, le Dictarque demanda à voir le poupon. “Je les adore.” En de telles circonstances, on ne pouvait rien lui refuser et on l’invita donc à grimper à l’étage.

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A présent, les voilà face à face. L’un savourant ce moment, l’autre ne se doutant de rien.

Oh bien sûr, il serait facile de le tuer, là, maintenant, tout de suite. L’opportunité est trop belle. Saisir par exemple cette peluche miteuse posée à la tête de son lit et l’étouffer avec. Néanmoins comment pourrait-il ensuite s’expliquer d’un acte si odieux. Certes, il est craint et respecté, mais peut-être pas à ce point non plus.

Et puis le Dictarque est assez versé en mythologie pour savoir que toutes les légendes de ce type finissent hélas de la même façon. Ainsi, s’il tente de nuire au chérubin, il en paiera le prix tôt ou tard. Quoiqu’il fasse, même involontairement, le retour de bâton sera cuisant.

Il se ravise donc, les mains encore suspendues juste au-dessus du visage du rejeton.

Non. Il n’a d’autre choix que de laisser s’écouler librement le fleuve de la fatalité, car aucun barrage si résistant soit-il ne peut résister longuement à ses eaux tumultueuses. Il doit embrasser sa destiné tout en espérant, tout en priant même, être épargné.

C’est entendu ! Désormais, chaque décision devra être longuement soupesée, chaque fait surveillé, chaque conséquence analysée. La moindre erreur ou le plus infime oubli pourrait être mortel ; il ne devra rien négligé.

À cet instant, le bébé ouvre un œil. Nullement apeuré par l’inconnu qui le toise, bien au contraire, il lui fait risette et lui attrape son index de sa petite main boudinée.

“Chut. Dors mon tendre agneau, tu n’as rien à craindre de moi dans l’immédiat. Mais ne crois pas que tu m’as attendri parce que mon cœur est de pierre. Dorénavant, je ne serai jamais bien loin, toujours tapie dans l’ombre, dans ton ombre. Et lorsque les auspices me seront plus favorables, je saisirai alors ma chance et passerai à l’offensive. Je me déferai de ce fil invisible qui me lie à toi. En attendant, dors mon tendre agneau, il ne t’arrivera rien de fâcheux aujourd’hui.”

Le chérubin baille. Ses paupières se referment. Silencieusement, le Dictarque rebrousse chemin.

Tout n’est plus qu’une question de temps.

Il sait qu’il le reverra bientôt.

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