Challenge d’écriture n°27 – Texte n°6

Baal-Moloch

Lárya ne prit pas la peine de se retourner lorsque le fragile sphincter cristallin s’ouvrit dans un souffle afin de laisser entrer le visiteur dans ses appartements chichement meublés. Elle savait pertinemment de qui il s’agissait et la raison de sa venue en cette heure si tardive.

L’ancienne Chanteuse de Moelle préférait plutôt vérifier une nouvelle fois le contenu de sa besace étalé sur sa couche. Un pendentif sans valeur marchande qu’elle affectionnait tout particulièrement, un couteau à lame courbe, un briquet d’amadou, une antique boussole, une bourse remplie de runes, et de nombreux autres objets qui lui seraient sûrement utiles pour ce qu’elle allait entreprendre.

Son hôte se décida enfin à rompre le lourd silence.

– Alors c’est vrai ce qui se raconte. Tu va partir.

Il ne s’agissait pas d’une question, juste d’un constat teinté de reproches et d’amertume. Lárya se contenta de regarder le reflet de Kæl dans la grande baie vitrée donnant sur les Jardins des Ancêtres baignés de lumière et lui prodigua un sourire contrit. Il ne portait qu’une robe écarlate sans fioriture, ses longs cheveux bruns lisses ramenés en arrière s’écoulant en cascade sur ses épaules.

Elle ne voulait pas l’affronter, elle ne voulait pas le blesser, et surtout, elle ne voulait pas qu’il parvienne à lui faire changer d’avis.

– Est-ce le Prophète ou le frère qui s’adresse à moi aujourd’hui ?
– Un peu des deux en vérité.
– Alors je répondrai au premier que oui, je m’en vais. Au second, je demanderai de ne pas m’en empêcher.

Les yeux clos, Kæl soupira. Il savait que ce moment arriverait tôt ou tard. Il s’y était préparé depuis longtemps, du moins le croyait-il, et s’était auparavant imaginé des milliers de fois cette scène et les propos qu’il tiendrait. Néanmoins, alors que l’instant fatidique approchait à grands pas, les mots lui manquaient. Un seul lui vint finalement aux lèvres.

– Pourquoi ?

Lárya lui tournait toujours le dos et avait replonger frénétiquement les mains dans sa sacoche, faisant semblant d’y rechercher quelque chose d’importance au lieu de le regarder en face.

– Parce que je n’en peux plus. Les traditions, le formalisme, l’opulence. Tout cela m’oppresse, me dégoûte même parfois. J’ai souvent l’impression que les parois du vaisseau-monde rétrécissent et qu’elles vont m’écraser. J’ai trop soif de liberté et je n’attends pas que tu le comprennes ou l’acceptes.
– Toute petite déjà, tu étais comme cela. J’admirais ton indépendance et ta joie de vivre, même lors des événements les plus tragiques. Sauvage et entêtée. Je t’enviais presque.
– Oh je m’en souviens, tu étais tout le temps dans mes jambes à réclamer mon attention. Mais maintenant…
– J’ai grandi depuis, et j’ai mûri surtout, contrairement à toi. Les responsabilités qui m’incombent sont graves. Cependant, tu fais encore partie de mes priorités.
– Ce qui ne change absolument rien pour moi.
– Tu es folle.
– Oui, peut-être.
– En as-tu véritablement conscience ? Tu ne connaîtras que la crasse et l’infamie, tu ne vaudras rien de mieux qu’un Mon-Keigh. Où que tu ailles, tu seras traitée en paria et puis tu mourras, seule et abandonnée. Renonce à cette… cette aventure futile.
– Je suis bien plus forte que cela, tu le sais. Je ne crains rien, ni personne. Et avant que tu ne le dises, pas même la Grande Ennemie ! Mais je n’oublie pas qu’elle sera toujours là, tapie dans l’ombre, prête à dévorer mon âme au moindre signe de faiblesse. Je ne lui ferai pas ce plaisir, n’en doute pas. J’en connais le danger aussi bien que toi.
– La Voie de l’Errant…
– C’est bien de cela qu’il s’agit, effectivement. J’y ai longuement réfléchie et j’ai fais mon choix. Il n’est plus question de faire marche arrière.
– En revanche, moi, j’ai tout pouvoir pour te faire obstacle si nécessaire. Je pourrais agir ainsi, te préserver malgré toi, t’enfermer.
– Et pourtant, tu ne le feras pas. Je ne suis pas un bel oiseau que l’on garde en cage. Jamais tu ne le feras. Jamais.

Kæl ne se faisait aucune illusion, c’était inéluctable. Toutefois, et il s’en voulait d’user d’un pareil stratagème si égoïste, il joua sa dernière carte.

– Ne m’abandonne pas, grande soeur. J’ai tant besoin de toi.

En fin de compte, elle fit lentement volte-face et se rapprocha doucement de lui. Elle caressa tendrement la joue de son frère du bout de ses doigts fins et délicats.

– Voyons petit frère. Il y a des éons que je ne te suis plus indispensable. Je suis même un fardeau pour toi.

Son regard se déroba. Il saisit fébrilement sa main et embrassa affectueusement sa paume.

– S’il te plaît…
– C’est un au revoir, Kæl, pas un adieu. Je reviendrai, je te le promets.
– Quand… quand as-tu l’intention de nous quitter ?
– Dès demain.

+

La Cérémonie du Départ se déroula dans l’immense Chambre des Portails et fut de courte durée. C’est évidemment le Prophète Kæl qui officiait, revêtu pour l’occasion de sa panoplie guerrière d’un blanc nacré.

Peu d’eldars étaient présents : de par leur nature introvertie, ils étaient mal à l’aise devant une telle décision, en rupture totale avec leurs conventions si ancrées dans leurs habitudes millénaires. Lárya eut la politesse de les saluer tous un par un, Kæl en dernier.

– Alors nous y voilà.
– Ton voyage sera long et risqué, Lárya Hirenhuir, soit prudente. Et sache que tu seras toujours la bienvenue ici. Shemash t’attendra.
– Non, ne m’inflige pas ça. Ne soit pas si protocolaire et enlève ton casque que je puisse te voir.

Il ne s’exécuta pas, restant de marbre. Froid et distant.

– Bien, comme tu veux.

Attristée, Lárya recula et pénétra lentement la sphère de ténèbres et de lumières tourbillonnantes, espérant un dernier signe affectueux de son frère. En vain. Puis, elle disparut.

Selon Kæl, cela semblait plus facile de cette manière, moins douloureux pour eux deux. Surtout qu’ainsi, elle n’avait pu voir qu’il pleurait.

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