Challenge d’écriture n°27 – Texte n°5

Son of Khaine

Les cristaux s’illuminèrent soudain. Blancs. Noirs. Bleus. Verts, jaunes. Orange, rouges, violets. Le cube de verre était un kaléidoscope de couleurs mouvantes, une flasque transparente d’éther pur dans laquelle s’agitait un océan chromatique. Un prisme pour l’âme des autres et un miroir pour celle de son utilisateur. La pièce sombre, face à sa lueur, prit des teintes froides et surnaturelles.

Il se laissa flotter dans ce déluge d’astres frémissants comme dans le chaos des hiéroglyphes inouïs, et son âme déserte s’égara dans les déserts envoûtés. Toujours y coulaient les larmes de l’avenir. Chatoyant, il s’anéantissait dans ce néant solitaire. Et, dans toutes les directions, bravant les sphères qui incantaient, s’élança un chuchotement. Non, un chant. Le cri primal d’un nihiliste happé par l’hypnose de l’insomnie. La rumeur adamantine d’une minuscule goutte, née des abîmes stellaires, s’écrasant quelque part parmi les immensités caverneuses de l’orient, accompagnée du maelström brassé par ses onze ailes ophidiennes et son écho.

« N’yim ! Est-ce toi ? », s’écria t-il au travers de la brume. Il lança éperdument sa monture inhumaine dans les dédales hallucinés du hasard, continuant à appeler.
« Oui, mais plus pour longtemps, je crains », lâcha son ami, d’une voix usée par la fatigue. Cette fois, ce fut Tu’L qui garda le silence dans sa tourbière aphone et hantée.

Aucun des deux n’osait effleurer l’autre du regard. Les yeux voilés de N’yim fixaient les arcanes fugitives entre lesquelles rôdaient les géants. Il ne cilla pas quand l’autre reprit la parole avec difficulté, l’arrachant de leurs mâchoires crochues.

« Qu’importe, te voilà, te revoilà enfin !
– Si ces lieux à nouveau sont souillés de mon pas, c’est pour dire à jamais qu’il ne sera plus là, corrigea son aîné, battant furtivement des cils et tournant la tête. »

Cinquante-deux runes méridionales jaillirent, puis s’éclipsèrent.

« Et où ce vil couard fuit-il en t’emportant ? demanda soudain le jeune homme.
– C’est moi, le vil couard qui le pousse en avant.
– Et où, à part ici, comptez-vous donc rêver ?
– Nous avons, semble t-il, sommeillé bien assez. »

Tu’L s’enfonça dans les nids titanesques hérissés des émeraudes qui jalonnaient leur folie, sans rien dire. L’espace s’allongea en grognant pendant que de vivantes racines remontaient le cadran lunaire.

« Et où dans votre éveil subirez-vous les heures ?
– Nous vivrons chaque instant dans les rues de l’ailleurs, où minute et seconde haïront nos soucis ! s’écria N’yim.
– Mais passé, et futur, ouest et est, sont ici ! »

Un sublime anagramme de hérauts solaires obnubila la foule des terreurs embrassées, alors que le yéti finissait sa tour revenante en raclant la justice, amère, lacérée, et bénie. Enfin, les codex torturés firent flamboyer le globule qui suintait des palimpsestes.

« Reste donc en ces lieux, mais ma vie n’y est plus, répondit simplement le saint, sans prêter d’attention aux monolithes cyclopéens qui se faisaient et défaisaient çà et là.
– Quoi ? Toi, tu pars ? Toi, mon mentor ?
– Tu ne l’as vu, dit-il au jeune homme en le regardant dans les yeux, par le passé qu’en passant face à un miroir.
– Il est vrai que tu fus avec moi dans le noir, reconnut Tu’L, quand je peinais, pauvre novice, à voir ma route.
– Et à présent, il est grand temps que tu la goûtes. Tout seul, bien sûr, car tes pas ne sont pas les miens. »

Les sarisses des nécromants nageaient dans les couleurs tourbillonnantes d’une orbe rouillée, jurant furieusement. Le chthonien gangréné démembra un félin de son poing grotesque, avant de filer en dansant dans l’ordre primitif. Et la paix brûla.

« Mais tu le sais, sans toi tous mes efforts sont vains, et le sentier est parsemé d’éclats de vers de tous les fous qui en ces lieux seuls dans l’ombre errent.
– Aussi petits que ces débris puissent sembler, conseilla N’yim, il suffira d’en prendre douze et de créer un bijou tel, que tu n’auras qu’à le polir, pour qu’au travers de l’Univers, quelqu’un s’y mire. »

Une lueur boréale transperça la clarté du crépuscule. Le grand voile de soir, empalé sur cet ivoire irisé, flotta un instant comme l’étendard d’un augure décapité, dont les flammes de la couronne tournoyaient. Chauffé au rouge, l’emblème laissa transparaître la robe des aurores délavées. Les ténèbres saluèrent l’épiphanie de quelque navire oublié, portant la calligraphie d’odyssées spectrales. Puis, ce lointain reflet s’estompa, comme s’il n’avait jamais été.

« Ah, pour te compenser, pour me faire exister, à nouveau en tant qu’être éveillé et entier, il faudra bien plus que cent-vingt estropiés ! Oui, je chancellerai sur chacun de mes pieds.
– Et pourtant, jusque là, tu courus solitaire. Jamais tu ne tombas, et je n’eus rien à faire, sauf peut-être un coup d’oeil, jeté à l’occasion, car ta course éclairée méritait l’attention.
– Si brillante elle était, ce ne fut pas par moi, mais bien par la lumière exaltée de ta voix, fit remarquer le jeune homme.
– Le génie est en toi, je ne fus qu’un prophète. »

Des nuées d’arachnides blafards strièrent la voûte du ziggourat, avec faux et vérité strangulées par leurs lianes griffues. Le décharné mais titanesque autel se parait d’ocre aigu sous le sifflement psychédélique des djinns. Peut-être un aède torturait-il une poignée de sagas, mais seule l’épopée muette du chamane accompagnait le nocher, poussant les idoles par-delà l’arc-en-ciel.

« Eh bien alors, le dieu que tu mets dans ma tête se trouve donc, ma foi, être bien plus qu’étrange, pour être aussi petit aux côtés de son ange.
– C’est toi, tout aveuglé, c’est toi qui me dis Dieu. Tes cieux sont moins voilés que ne le sont tes yeux, le rassura N’yim, mais si ce que tu vois se trouve être réel, alors tu ferais bien de prendre en main ta pelle, car je suis décédé, selon le philosophe. »

Les pics atlantéens parsemèrent la suie de coraux ternis, pendant qu’une lame de bronze gris estropiait la pyramide des chrysanthèmes. Et de cette ascension rugit le néant euclidien. Aucun faucon ne traversa les cieux millénaristes. Puis, la hache des dimensions hétéroclites s’abattit sur un miroir de pierre polie, le fracassant en un grincement dément.

« Nietzsche a raison, hélas, et c’est ma catastrophe. Je crains que je sois loin de l’éclat d’un Surhomme.
– Si tu me vois ainsi, tu en auras le chrome, car en cadeau d’adieu, je veux t’offrir mon trône. Prends ceci comme offrande, et non comme une aumône.
– Et que ferai-je, solitaire en ton château, demanda Tu’L, à part peut-être y mettre en berne ors et drapeaux ?
– Tu devras y dresser les tiens en ajoutant le symbole immortel qui traverse les temps ! Dans mes mains, il échut, et à toi, il revient. »

A l’apogée se bâtit l’hypogée, et le cornu fut émasculé dans le ventre même de la terre fauve. Sur un portrait méphitique en vert-de-gris s’effaçaient les contours d’un exarque, pendant que des rayons d’icônes irisaient une basilique anonyme. Le cairn toujours s’empile à la chute : ainsi va la lapidation.

« Et qu’en ferai-je ?
– Tout ce que tu jugeras bien, répondit N’yim.
– Qui suis-je donc, pour décider ce qui est bon ?
– Ce que j’étais. Tu es Morphée, et Apollon. »

Tout s’entrechoqua dans le grand palais : le paladin des jours heureux errant sur ses routes oniriques, le jardin des loups sous le portique, le prince ami des cieux qui marchait au travers des monts en grimpant sur les chemins, avec son allié, l’envahisseur viril, porteur du fouet comme de de la plume, les vieux manuscrits anarchiques, le commandant de la cité cachée, les brumes de la boisson flottant sur les quais, le python moqueur, les images sacrées qu’on dévore, l’arbre, l’automne mourant, l’ouroboros, cette impression de déjà-vu, le serpentin, et mille et unes autres allégories ésotériques dont les sens variaient au gré de celui des vents stellaires.

« Tu vois très bien que je n’en ai pas l’apparence, lâcha le jeune homme en un soupir ardent qui se perdit dans dans les fissures de l’impossible.
– Tu verras bien qu’on tirera sa révérence, car il suffit de porter le fanal du rang pour que soudain on ait les traits d’un conquérant : toute sa vie, chaque être humain désire un guide.
– Et comment le serai-je ? En moi règne le vide !
– En cessant d’être humain, en étant l’avatar – le totem éternel – aveuglant du pouvoir ! hurla N’yim. »

Un typhon ércuta sur la banquise, l’inondant de mirages narcotiques. Des vagues de reptiles hallucinés explosèrent dans une psychose magmatique. On pouvait entendre ramper les litanies sigillaires des succubes ovoïdes et nécrosées.

« Ô que cela t’est attrayant : devenir Grand Ordinateur ! pensa Tu’L dans le labyrinthe argenté de sa conscience. Tu vis le Père, au demeurant, mais tu n’es pas à la hauteur. Devenir Grand Ordinateur… allez, ceins la pourpre impériale ! Mais tu n’es pas à la hauteur, cela n’est que fastes sociales. Allez, ceins la pourpre impériale, empoigne ce sceptre trop lourd ! Cela n’est que fastes sociales – manant, bienvenue à la Cour !
– Empoigne ce sceptre trop lourd, ébroue tes cheveux dans l’eau claire, manant, répondit le dieu déchu. Bienvenue à la Cour, ici commence et meurt une ère. Ébroue tes cheveux dans l’eau claire, improvise-toi des joyaux. Ici commence et meurt une ère, ici nous chantent les flûtiaux. Improvise-toi des joyaux : les rois se parent d’artifices ; ici nous chantent les flûtiaux et tous nous célébrons nos vices. »

Le crâne obscur rugit ses nocturnes souffrances dans le noir maelström encrassé des arcanes, comme un sombre ouragan, comme un corbeau qui danse, enragé et criard, avec un rire d’âne.

Un singe ascète s’essoufflait sous le sol plein de cendres. Il salit le soleil et son seuil enbavé, sachant le sauver s’il ressemble à s’y méprendre à ces sceaux annonçant si le ciel est gavé.

« Les rois se parent d’artifices : d’artifices nous faisons rois, continua N’yim, et tous nous célébrons nos vices, nous nous couronnons de nos croix ! D’artifices nous faisons rois, aujourd’hui les hommes s’égalent : nous nous couronnons de nos croix ; nos princes aussi ont la gale. Aujourd’hui les hommes s’égalent, oignissons-nous de nos péchés : nos princes aussi ont la gale, qui font le monde en leur psyché ! Oignissons-nous de nos péchés, le Carnaval est comme un père qui fait le monde en sa psyché. Ici commence et meurt une ère. »

Le tourbillon de minuit absorba la mémoire et la recracha dans les vals horrifiants de l’oubli. Comme des feuilles mortes arrivées au fond du sablier, comme les vitraux pâlis d’une crypte ensablée, tout se changea lentement en poussière de rêve. Ceci ne prit qu’un instant. La seconde s’allongea démesurément jusqu’à englober l’éon, puis se rompit, laissant place à des phantasmes devenus réalité pendant que le vrai abattait son glaive injuste, perçant le coeur de la fiction. Malgré le geste désespéré de Tu’L, N’yim avait déjà ouvert la fenêtre du miroir, scellant ainsi leur sort à tous les deux.

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