Challenge d’écriture n°27 – Texte n°4

Metatron

22 juin 1791

Au bord de l’apoplexie, Camille Châtillon de Saint Anne fixait la roue brisée de son carrosse.
Il n’y connaissait rien, mais il paraissait évident que la moindre tentative de réparation se solderait par un échec.
« Il faut la remplacer » conclut-il d’une voix blanche.
Ses mains serraient spasmodiquement le large bicorne qu’il avait refusé d’abandonner pour la mode du bonnet phrygien.
C’était à croire que le ciel lui-même se liguait contre le roi. A ses cotés, Crépin, le vieux domestique en livrée noire, gardait la tête basse.
« Que monsieur le vicomte veuille bien me pardonner, plaida-t-il dans un souffle. Avec la nuit, je n’avais pas vu ce nid de poule qui…
–– Peu importe à présent, le coupa Camille avec un geste d’impatience. Quelle heure est-il ? »
Le domestique leva le nez et huma l’air frais en contemplant l’horizon.
« L’aube ne devrait plus tarder à poindre, monsieur.
–– … Et amener avec elle son lot de paysans braillards, de philosophes et de sans-culottes » compléta Camille.
Il jura : la vie était déjà suffisamment compliquée comma ça ; il fallait en plus que le sort s’en mêle. Un moment, il fut assailli par l’image fugitive d’un petit déjeuner à Versailles. La haute noblesse saluée par les extravagantes révérences des petits marquis, les abbés bedonnants qui croquaient les viennoiseries, l’air pincé des parvenus qui picoraient du bout des lèvres les immenses gâteaux… A l’époque, Camille n’était lui-même qu’un jouvenceau d’à peine dix-huit ans. C’était si loin… et pourtant si proche…Il y avait six ans de ça….
L’illusion disparut aussi vite qu’elle avait surgi.
Et Camille se retrouva face à son carrosse échoué au milieu de la route de Châlons-sur-Marne. Alors que tout dépendait de lui !
Fulminant, il jeta un regard à la campagne alentour.
« Combien de lieues jusqu’à Pont de Somme-Vesle, interrogea le jeune vicomte ?
–– Je dirai, une vingtaine, monsieur, répondit Crépin après un instant de réflexion.
–– Beaucoup trop pour que nous fassions la route à deux sur ce cheval. Il nous faut une voiture de toute urgence ! Le sort du roi est entre nos mains ! »
Au loin, le ciel commençait à prendre une teinte rosée, annonçant le jour à venir. A un kilomètre à l’est, se découpait la flèche d’un clocher.
« Là bas, jubila Camille ! Les paysans m’ont volé des hectares de terres, nous pouvons bien leur emprunter une charrette »

+

« Si monsieur le permet, nous allons nous dissimuler derrière ce muret, proposa Crépin. Il me semble que je vois des hommes qui partent aux champs »
A quelques centaines de mètres se lovait une grappe de fermes tassée autour de l’église.
Le jeune vicomte plissa les yeux et tira de sa poche une paire d’énormes binocles qu’il posa sur son nez. Il n’avait jamais été myope, mais les lunettes étaient à la mode chez les royalistes.
« Un poulailler, un séchoir, des greniers regorgeant de grain… grinça Camille. Tous ces culs-terreux ne sont pas les pauvres hères que le tiers état dépeignait en 1789. Il s’agit plutôt de gros poulets qui cherchent à voler de leurs propres ailes.
–– J’ai repéré une carriole sous l’auvent » indiqua laconiquement Crépin.
En catimini, il se glissa sous l’abri : au milieu des araires, des pioches et des houx trônait la voiture tant convoitée, maculée de poussière.
Avec adresse, il sangla le cheval à l’aide des lanières craquelée et raidie par le temps.
« Evidement, le voyage ne sera pas du premier confort, chuchota Camille en tordant le nez. Je crains cependant que nous ayons perdu trop de temps pour nous attarder plus longtemps
–– Si monsieur veut bien se donner la peine » le coupa Crépin, imperturbable, en invitant son maître à prendre place.
Le domestique s’installa à ses côtés et d’un léger coup de fouet, mit son attelage au pas.
La carriole crissa et s’arracha de sa gangue de toile d’araignée. Soulagé, Camille soupira.
C’est alors que des aboiements fusèrent à l’angle de la ferme. Un chien efflanqué fixait les voleurs, les babines retroussées sur des crocs menaçants.
« Christ Roi ! Ce cabot va réveiller tous les manants jusqu’à Paris ! »
Un volet d’une fenêtre du rez-de-chaussée s’ouvrit en claquant sur le visage rougeaux d’un paysan en chemise de nuit.
Il y eut un instant de silence alors que son regard croisait celui du jeune vicomte. Camille lui retourna un sourire timide.
L’appel tant redouté ne tarda pas :
« Aux Armes ! Un ci-devant vole les biens des citoyens ! »
Sans attendre, Crépin fit claquer son fouet et lança la carriole sur le chemin cahoteux, poursuivi par le chien qui continuait à aboyer.
Trois garçons de ferme jaillirent de la maison, armés de fourches et de bâtons.
« Je vais faire passer l’envie de courir à ces va-nu-pieds » grogna Camille en se juchant à l’arrière de la carriole, prêt à accueillir les poursuivants.
A l’aide de sa cape roulée en boule, il dévia un premier coup de fourche. Sans attendre, le jeune vicomte contre-attaqua et d’un ample geste du bras, abattit sa lourde canne ferrée sur le manche de l’outil, qui se brisa en deux sous l’impact.
« Venez donc me chercher, mes tous beaux ! » railla Camille.
Déjà, les vilains repartaient à l’assaut. Le jeune vicomte, acculé par ses trois adversaires, ne put esquiver les coups qui se mirent à pleuvoir.
Croyant la partie gagnée, l’un des garçons de ferme s’agrippa à la carriole, prêt à monter à l’abordage.
Camille saisit l’occasion.
D’un savant moulinet, il écrasa le pommeau d’ivoire de sa canne sur l’épaule du malheureux qui poussa un cri de douleur.
Avec satisfaction, le jeune vicomte contempla le gamin qui s’écroulait dans la boue tandis que ses deux comparses faisaient volte-face pour lui porter secours, abandonnant la poursuite.
Bravache, Camille leur fit un salut extravagant de son chapeau : « Mes amitiés aux sbires de la république ! » lança-t-il avec emphase.
Il se tourna vers son domestique :
« La route de Châlons à présent ! Il nous faut prévenir le duc de Choiseul !
–– Que monsieur me pardonne, hoqueta Crépin, secoué par les cahots de la route. Je fais de mon mieux.
–– Ce n’est pas suffisant ! Ne comprenez vous pas ? Le roi se jette dans la gueule du loup ! »
Flegmatique, le valet redoubla ses coups de fouet et leur cheval fatigué donna un nouveau coup de collier, faisant accélérer l’équipage.

+

Au bout de quelques minutes, la charrette avait rejoint la route carrossable et roulait vers l’est.
A une allure désespérément lente.
« Ce damné cheval va-t-il faire chuter la royauté française ? » cria soudain Camille, rongé d’angoisse.
« Sauf votre respect, monsieur, répartit Crépin, le problème vient plutôt de notre charrette »
Le soleil crevait à présent les nuages, raccourcissant les ombres. De rage, Camille Châtillon de saint Anne enfouit son visage dans ses mains en poussant un long cri de rage.
« Par Saint Louis ! Combien de temps avons-nous perdu avec cet accident ! »
Le martèlement des sabots d’un équipage lui fit relever la tête. Une voiture arrivait, tirée par un attelage de quatre chevaux fringants. Il fallait toute leur fougue pour maintenir l’allure de l’imposante berline verte qui bringuebalait sur les pavés mal entretenus.
« La berline verte » souffla Camille en palissant.
Il saisit le bras de son domestique :
« C’est le roi qui arrive ! Le roi ! Avec ses trois heures de retard sur l’horaire ! »
Camille hurlait à présent pour couvrir le bruit des chevaux. « En retard à cause de l’Autrichienne ! Qui s’est perdue dans le palais du Louvre ! »
Cette fois, le désarroi de son maître sembla déteindre sur Crépin qui oublia un instant son phrasé cauteleux :
« Va donc ! Carne de diou ! Avance ! »
Son fouet traça de longs sillons rougeâtres dans les flancs de son cheval qui poussa un hennissement de douleur en esquissant quelques pas de galops.
Mais il était impossible de tenir l’allure de la berline, qui dépassa soudain la petite carriole.
Par la vitre, Camille distingua un visage rond, cerné, plongé dans la lecture d’un petit manuel.
Louis XVI en habits civils.
A ses côtés, le dauphin déguisé en petite fille.
Au mépris des cahots, le jeune vicomte se dressa sur la banquette et agita son bicorne.
« Monseigneur, rugit-il ! Le duc de Choiseul n’est pas averti de votre retard ! Il a quitté le lieu de rendez-vous depuis plusieurs heures ! »
Le cocher de la berline lui jeta un regard noir en aiguillonnant son attelage.
« Monsieur, écartez-vous ! C’est la vie de votre roi qui est en jeu !
–– Le roi doit changer son itinéraire ! Plus personne ne l’attend à Pont de Somme-Vesle ! »
Avec consternation, Camille vit les rideaux s’abaisser sur la vitre du carrosse. On ignorait son avertissement !
« Monseigneur, tenta-t-il une dernière fois ! Le Duc de Choiseul s’est replié sur Varennes mais la ville grouille de sans-culottes ! »
Trop tard.
Déjà, la berline s’éloignait, fonçant vers le soleil levant. Désespéré, le jeune vicomte la regarda disparaître dans un nuage de poussière.
Réajustant son bicorne, il reprit place sur la banquette.
« Cap au nord, Crépin, ordonna-t-il d’une voix tremblante. La cause du roi est perdue. Nous embarquons pour l’Angleterre »

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